Ce matin, une lettre un peu différente des autres, puisque c’est une vraie lettre inspirée et adressée à ma copine de twitter @berthe_chorizot, qui a rebondi sur une blague sur la flemme féministe. L’occasion de réfléchir un peu plus aux mots qu’on met sur les choses.
Chère Eva,
Tu me demandes ce que je mets derrière le terme blagueur de “flemme féministe”. Les jeux de mots abondent sur la flamme et la flemme qu’entretient tour à tour la femme au foyer. Mais la domesticité, malheureusement, n’est pas qu’une affaire de métaphores. Ça me fait penser à cette autrice qui, en voyant les services rendus à un écrivain célébré par sa femme, commentait qu’elle aussi aurait bien besoin d’une épouse pour tenir sa maison et taper ses manuscrits.
La discussion est forcément une conversation autour du privilège, parce que la flemme en est un. Je balaie devant ma porte (ce que je fais rarement littéralement) : j’ai la chance de pouvoir avoir la flemme, d’avoir l’agentivité, le pouvoir de décider que si je laisse traîner les choses, rien de cataclysmique ne va se produire. Je n’ai pas, comme l’écrit pompeusement un manuel de bienséance du siècle dernier à propos des mères, “charge d’âmes”, ou, comme l’écrit aujourd’hui volontiers Libé, “charge mentale”. Ma flemme n’a pas de conséquences, à part me donner l’air d’une souillon, d’une endormie, d’une insuffisante (mais aux yeux de qui ?). Cette contre-performance s’inscrit en faux par rapport à ce qu’on présume et attend de moi. Mais moi, je suis très paresseuse, sur le ménage par exemple, et puis, j’ai la chance d’être dyspraxique : les techniques nulles de certains hommes, ne pas voir la poussière, ne pas savoir faire aussi bien la cuisine, moi aussi, je les trouve avec un naturel déconcertant. Le travail gratuit des femmes, je l’esquive souvent comme un homme lâche, heureusement que je vis avec un homme courageux. Mon “répertoire d’inaction” est immense et varié. (J’aimerais pouvoir dire que c’est mon féminisme que je défends, mais je crois que c’est juste un côté un peu nul de ma personnalité, et j’en ai aussi honte que ma flemme me le permet).
L’inconfort d’être une femme ne disparaît pas avec le féminisme, il se démultiplie : se déconstruire, surtout quand on vient de mettre la dernière main à un édifice plutôt branlant, c’est une entreprise complexe. Le féminisme est nécessaire, mais l’appliquer et l’investir, c’est une tâche qui s’ajoute aux autres, en les mettant en débat, en ouvrant les choix disponibles, et en mettant au défi de choisir avec intelligence. Sachant que le féminisme réclame plus souvent l’exemplarité que l’indulgence, tu vois qu’il faut utiliser la flemme avec précaution.
La flemme est une réponse et un refus. On a la flemme de faire, d’accomplir la performance (le résultat mesurable mais aussi la performance-mascarade qui doit dissimuler l’effort consenti). Mais ce serait plus facile de refuser de participer à cette course imaginaire si j’estimais que j’aurais pu la gagner si j’avais essayé. C’est un peu ce que représente pour moi la cool girl théorisée par Gillian Flynn1 Une femme parfaite qui peut prétendre ne pas souscrire à ces codes parce qu’elle les a intégrés jusqu’au bout des doigts et peut cacher l’effort qu’ils coûtent à des juges au pire capricieux, au mieux indifférents. Si le regard masculin compte, ce n’est pas à cause de mes hormones bouillonnantes mais à cause de la position de pouvoir discrétionnaire financier, professionnel et patrimonial que la correspondance au standard confère. Le monde de Jane Austen n’était pas qu’une oeuvre d’imagination. Si j’ai bien compris, une bonne partie de ta flemme féministe à toi, c’est de te préserver des conversations oiseuses de mauvaise foi. Ça te protège de leurs projections et te garde proche de toi et de tes convictions. Ça permet de ne pas se laisser grignoter, de ne pas essayer de prouver l’évidence qu’ils ne veulent pas voir.
C’est facile pour moi d’écrire sur le sujet parce qu’en France, même si les femmes ont toujours travaillé, veillé des enfants, sacrifié par moments leur sommeil, on n’a pas encore entremêlé d’histoire douloureuse avec cette notion. Les femmes noires américaines y réfléchissent, elles, depuis longtemps, avec des ressources comme celle du Nap Ministry, à la dette de repos liée d’abord aux nuits perturbées (par les viols ou les travaux) de l’esclavage, aujourd’hui aux injustices raciales qui continuent à éroder ceux et celles qui les subissent. Les populations les plus exposées au travail de nuit et aux horaires déstructurés2 le savent, le droit au sommeil et à ses cycles naturels n’est pas un acquis. La nuit, la sieste, pouvoir s’asseoir sur le canapé sans culpabilité ne sont pas des territoires apolitiques.
La flemme n’est pas uniquement une affaire de possédants, mais elle ne peut pas se déployer quand on ne dispose pas librement de son corps. Tu vas me dire que je bégaie des évidences et c’est peut être vrai, mais il est assez récent que les femmes soient réputées avoir le monopole de leur corps et de leurs activités (et c’est un droit dont elles n’abusent pas pour se reposer). Et elles n’ont toujours pas le monopole de leurs imaginaires. Le temps passé, égocentrique, à détester ma laideur adolescente, je ne le récupérerais jamais ! J’aurais aimé que mon goût pour la littérature ne favorise pas autant cette hantise (rares sont les livres du canon littéraire où les femmes ne font pas de la figuration en dehors des histoires d’amour*3). L’énergie et l’humour des jeunes skateuses de Betty me font rêver, même si une partie de leur glamour involontaire tient à leur goût pour un univers traditionnellement masculin. Car penser à la flemme me fait aussi penser à ce qu’on appelle encore souvent des plaisirs coupables. Un appel à textes d’Avidly me rappelle dans quel domaine on se situe (le fast food, la vaisselle, l’eau de rose et la rêverie), des plaisirs avec lesquels on meuble sa vie sans faire de mal à personne, des minuscules dérogations à la retenue féminine, qui en entretiennent l’image futile. Du coup le “coupable”, ça doit être un vieux souvenir de l’époque où on était une éternelle mineure avec de l’argent de poche (si on avait le temps d’avoir des loisirs) : consacrer du temps ou de l’argent à ne rien faire d’utile (je n’ai jamais entendu quelqu’un qualifier une activité masculine de “craquage” ou de plaisir coupable"). Pour ma part j’ai la flemme d’apprendre à broder, parce que j’ai les mains maladroites, mais aussi parce ça me fait penser au proverbe “Idle hands are the devil’s tools” (les mains oisives sont les outils du diable) qui voulait qu’on occupe toujours les mains des filles (on se demande pourquoi) avec du raccomodage ou des ouvrages décoratifs. Je m’accorde le droit de ne servir à rien et à personne quand je lis ou que je fais des collages qui m’emportent. Mais c’est, comme tout, ambigu : la broderie peut aussi faire beaucoup de bien, être subversive, et tout ce que tu sais. (Un prochain sujet ?)
La flemme vient de l’italien et signifie la placidité, connotant une humeur flegmatique. Le flegme permet de se tenir tranquille et de garder le sang froid face à différents types d’attaques quotidiennes et de micro-agressions. La flemme permet de ne pas essayer de développer d’arguments en trois parties pour contrer la mauvaise foi. Elle me protège d’essayer de convaincre quelqu’un de mon humanité et de l’indépendance qu’elle me confère. Elle sert de pellicule d’oignon, elle m’enveloppe comme de la bonne graisse. J’aime ma flemme et je la cultive.
Bien à toi,
Bigre
p.s : cet article fascinant sur Unique, une femme mariée qui se filme en train de faire la cuisine pour son mari en y mélangeant les preuves de son adultère.
(dans son roman Gone Girl, l’histoire d’une femme qui s’est tellement entraînée à disparaître derrière un alias en apparence plus détendu qu’elle disparaît pour de bon).
Messing et Prévost ont écrit sur ce travail en soi qu’est le jonglage des horaires irréguliers et de la garde d’enfants. Et c’est passionnant.
Sur ce sujet, le travail de Janice Radway sur les lectrices des romances est très intéressant. Elles utilisent ces livres comme un espace personnel (puisque décrié par le mari et l’entourage) et victorieux (ils sont la chronique de la prise de pouvoir d’une femme sur un homme réticent gagné à sa cause, le renversement des règles du monde matériel). Je les comprends d’autant mieux que j’ai moi même dévoré toute la saga des Bridgerton pendant la pandémie, avec un plaisir franchement sans mélange.