Petites femmes
Hier, pour le premier janvier, je suis allée voir, avec une amie intime (important pour se jeter des regards en coin et rire aux mêmes choses), Les filles du docteur March (Little Women en V.O, une version moins critiquée de ce titre, car pourquoi un livre dont le père est absent devrait-il s’appeler autrement que Quatre soeurs ou la Maison de Concord ou Les soeurs March ?). Outre que c’est un excellent film de Noël, c’est aussi un film qui compte pour moi suffisamment pour justifier cet aparté spécialisé, parce qu’il parle de choses très importantes : l’importance de la vie quotidienne et de ses récits, l’écriture féminine et ses sources, les liens du sang et ceux que crée l’affection, l’ambition, la façon dont on la nourrit et dont on l’étouffe, bref, un film qui a rebondi en moi et m’a fait rire, pleurer et ressortir épuisée comme d’un marathon.
J’ai grandi, comme la plupart des fans que je connais, avec le roman et l’adaptation de 1994, qui partage la même productrice, Amy Pascal, avec la version de Greta Gerwig. Dans cette histoire orale du film, on apprend que Gillian Armstrong, quand elle a projeté sa version du film à laquelle personne ne croyait, a fait pleurer une pièce entière de cadres masculins, mais que néanmoins, “aucun homme ne voudrait être vu allant voir un film appelé Little Women”. Ce focus sur les hommes parce que, évidemment, aucun film destiné aux femmes ne saurait justifier son budget.
Books by women about domestic concerns are often reviewed by male critics as "quiet" and "small"—code words for "not a great big American novel." Though it shouldn't matter if it were, Little Women is neither quiet nor small.
La version de 1994 est proche du livre (la mode était moins à la déconstruction) et choisit de prendre très au sérieux l’approche “film historique”. Claire Danes, la Beth de l’époque, explique avoir potassé des petits livrets distribués par la production expliquant le mode de la vie de la période et interdisant aux actrices d’épiler leurs sourcils ou de raser leurs jambes. De nombreuses allusions au féminisme d’Alcott, au droit de vote, aux corsets sont ajoutés dans le texte (un point commun avec celle de Greta Gerwig). La grande scène de la mort de Beth est pleine d’une sentimentalité qui colle aux codes de son époque :
She does a speech when she dies is like seared into my mind as a child, the one where she’s like, everyone’s always leaving and I stay home and now I’m the one going ahead. And she dies and the window opens like a breeze blows in.
(Je vous défie cependant de ne pas sangloter pendant la scène de Gerwig qui montre Beth et Jo sur la plage, parlant d’écriture et d’amour sororal).
Claire caught her wig on fire while we were shooting the scene where we’re carrying candles up the stairs. Winona acted really quickly and slapped the hell out of her head, thankfully.
Because Winona and Christian were friends, Jo and Laurie’s kiss was powerful but awkward at the same time. I knew that the sun caught the saliva, and I thought that was great; you never see that sort of thing in movies.
Le film de 2020 est intéressant parce qu’il montre l’ambiguïté que demande le courage d’agir pour soi (Jo soutient sa famille financièrement mais c’est Amy l’espoir de la famille qui doit épouser un homme riche), malgré le désir de plaire :
Women, they have minds, and they have souls, as well as just hearts. And they’ve got ambition, and they’ve got talent, as well as beauty, and I’m so sick of people saying that love is just all a woman is fit for. I’m so sick of it! But I’m so lonely.
Le film n’essaie pas d’échapper à ce qui, au delà de la sentimentalité de l’intrigue, pose de réelles questions : l’après des grands discours, la déception de l’idéalisme dans l’âge adulte et les contraintes qu’il impose (que l’on peut aussi voir dans les lèvres serrées de Marmee admettant qu’elle est en colère “presque chaque jour de sa vie” et les sacrifices qu’elle consent) malgré le vernis du soleil doré de la Nouvelle-Angleterre et de l’esthétique de la frugalité heureuse (très Kinfolk-blog Mormon). Il montre aussi ce que l’envie de figer cette image, d’empêcher le changement et les bouleversements liés au temps a de futile, même si la structure du film, flottante comme le souvenir, sautant du passé au présent, nous baigne dans ce que les souvenirs peuvent avoir de doré et de nostalgiques.
What emerges from Gerwig’s movie, though, is a strong sense, such as Alcott would not have dared to admit, that indignation is not just the natural lot of women but their rousing right. In a war-wearied society, as in the tight embrace of the Marches, there is much to be angry about. It’s one thing to be a little woman because you are not yet grown; quite another to be belittled by the larger world.
The movie’s outward gaze is radical, no question, yet it refuses to scorn the comforts—of ingrained habits, and of home—that are honored by the conservative imagination.
Le personnage de Marmee, incarné merveilleusement par Laura Dern, sa chaleur et sa colère refoulée et convertie en enthousiasme, illustre ce parti pris. On voudrait presque un film de Marmee, qui expliquerait comment elle est arrivée jusqu’à cette maternité que ses filles semblent redouter autant qu’elles l’admirent dans leur mère.
Laura Dern’s Marmee responds archly to various idiocies offered by her husband (the brilliantly cast Bob Odenkirk). But the satisfactions of archness are short-lived, and I left the movie feeling like Marmee got short shrift once again. What’s missing is what the novel takes pains to reveal: a subtle account of the damages that Marmee has accrued across a lifetime of becoming and being a Marmee.
The story that Gerwig’s film wants us to own—the story that so many redemptive, individualist readings of the novel push us toward—is the one where there are survivors, singular women who somehow escape. I don’t think this was the story Alcott was telling.
Louisa never did become a Marmee. She was not wrong that writing and Marmee-dom were at difficult odds in the eighteen-sixties and seventies, and she’d spent a lifetime painfully observing her own mother’s struggle with anger, misrecognition, and powerlessness, in her marriage and in motherhood.

En dehors d’Emma Watson (utilisée à la hauteur de son potentiel, donc le moins possible, car elle s’avère d’une niaiserie inégalée à chaque fois que la caméra s’attarde sur elle), le casting sert les ambitions du film avec talent et profondeur. L’énergie ambidextre, fiévreuse et androgyne de Saoirse Ronan en Jo est très moderne et maintient le rêve bien en place : jamais son corps n’est empêché, son idéalisme, brimé : elle brûle sa robe, court dans les rues de New York avec les doigts tachés d’encre, patine à en perdre haleine, danse dans des bars à l’atmosphère saturée de bière. Pour certains critiques, la montrer ainsi permet d’échapper un peu à l’univers domestique (que personnellement je trouve plus régénérateur qu’étouffant). Cette variété permet en tout cas de réfléchir un peu à ce qu’est un personnage : quelque chose qui se construit en relation à son milieu. Cette relation symbiotique entre deux personnages qui se définissent mutuellement se lit parfaitement grâce au choix de Timothée Chalamet qui rend palpable ce qu’on reproche au fil du livre au “sang italien” de Laurie (“It’s not that he seems queer, but there’s something queer about his kind of joy in being with the March girls”) C’est un garçon pâle et nonchalant à la volonté molle, tout prêt à se laisser bousculer, tirer vers la vie et repousser au second plan au gré de l’intrigue. Dans Little Women, les hommes qu’on aperçoit entre deux portes n’ont pas de vie intérieure, ils sont attirés comme un aimant vers le foyer où s’agitent, rient et crient les femmes, où elles font leurs corvées (un peu) et s’amusent (beaucoup).
Gerwig’s version, and perhaps time, soften that choice. It’s not whether you’re a Jo or a Meg or a Beth or an Amy — maybe it never was. Maybe I read it as a personality quiz when I was young because a story with multiple women characters who each has her own belief system, power struggle, and choice was so wildly rare.
La logistique du quotidien passe clairement au second plan : les vêtements qu’elles portent ont l’air usés, échangés, rapiécés et réarrangés, les lainages contrastent avec la soie des robes de débutantes indifférentes à l’esclavage, mais les grandes tablées de Marmee et sa génoise d’anniversaire ont quelque chose de très Kinfolk.
Gerwig’s film has little appetite for gritty, ugly poverty and while much is (dialogically) made of the family’s struggle, the sparkle and beauty of their house resists engagement with this fact. When an interviewer told Gerwig “I want to live it the house”, Gerwig replied, “Me too!” These contradictions are frustrating.
With an ironising retrospective gaze, Little Women falls in line with what Owen Hatherley calls the “ironic-authoritarian-consumerist dreamworld” of the nostalgia industry which simplifies, limits and depoliticises the past for easy consumption in the modern marketplace. Little Women is marketed and will likely appeal to young people – young women. It’s sad, then, that this is a version without real consistent anger, that gives occasional voice to the rage of Jo and Marmee but which wraps up their fury in a linen shawl by the close of each scene, the bright scenery and music propelling them inexorably towards happiness.
If every generation gets the Little Women it deserves, it makes sense that 2019’s feels like it was created by an algorithm. It’s an unrisky chunk of lovely suggested content, sprung from prior consumption of Atlantic think pieces, Mormon Instagram moms, “cool bride” content, and a membership to The Wing. In the New England the Marches inhabit, memories of the sisters’ past take place only at golden hour; the movie’s lighting is 80% strawberry blonde, and so are 80% of the March women. There are flower crowns and whirling skirts and anachronism galore.
Ma grande admiration est surtout pour Florence Pugh, qui donne, pour moi, une certaine profondeur au déchirement entre désir de luxe et réalisme des sacrifices qu’il demande. En incarnant l’insupportable Amy de ses pantalons de dentelle et sa vanité excessive (le pied pris dans le béton pour montrer à Laurie ses beaux petits pieds !) au réalisme glacé que lui donne l’âge adulte (l’obligation d’épouser un homme riche pour mettre à l’abri sa famille désargentée, le renoncement à l’art car elle s’y juge médiocre), elle lui donne une force solaire et une voix grave et raisonnable qui m’ont impressionnée. Peut-être était ce pure rivalité de soeurs entre la narratrice (à laquelle, le film de Gerwig le souligne, on ne peut pas se fier) et son personnage de souligner tant de ses défauts ? Pour tout vous dire, son renoncement m’a beaucoup plus parlé, aujourd’hui, que la vocation déterminée de Jo, dont le jusqu’au boutisme me correspondait, enfant. La question m’a souvent hantée au fil des années : est-ce que cela vaut le coup de continuer à travailler alors que je ne serai sans doute jamais le grand écrivain que je rêvais, petite, de devenir ?

J’écoute quelques heures après avoir vu le film Geneviève Brisac sur les femmes qui écrivent. Elle raconte qu’elle s’est déjà demandé : au fond, si, comme on le répète, les femmes n’ont pas de génie, est-ce que je ne devrais pas remballer mes affaires ? Elle s’indigne : beaucoup de femmes qui écrivent avec talent ou génie ne sont pas lues (ou relues), ne sont pas célébrées, souvent parce qu’elles “ne jouent pas un certain jeu social”, ne prennent pas la place qu’on leur assigne ou qu’on leur laisse. Elle cite Christa Wolf qui n’image pas “une seule femme s’aventurant sur la scène culturelle qui n’ait pas éprouvé violemment le désir de l’anéantissement.” Je repense à Elfriede Jelinek qui passe son oeuvre à la broyeuse en déclarant que, puisque la femme n’a pas de place dans la société, autant qu’elle laisse place nette. Elle déclare que les femmes qui écrivent se sont souvent entendues dire, petites, qu’elles étaient méchantes parce que leurs remarques sont déplacées, décalées, désagréables.
Elle récrimine : certains thèmes (les dimanches au square sous la pluie, les fleurs de Mrs Dalloway) n’intéressent pas tant que ça. Il y en face des femmes un groupe d’écrivains (mais aussi de lecteurs) profondément convaincus que les femmes ne sont pas de la même catégorie qu’eux.
Jo explains in the film that her work is “about our little life” and “domestic struggle.” She’s not sure it really matters: “Writing doesn’t confer importance, it reflects it,” she believes. But Amy argues back the truth: Putting forth stories about people that don’t often get told makes them more important.

“Je ne suis pas certaine que je sache penser toute seule”, admet finalement courageusement l’écrivain(e). Je pense comme elle, et cette lettre le prouve : je suis une fouilleuse, trouveuse, liseuse, pas une créatrice. Je suis nourrie par la plume de beaucoup d’autres femmes qui ont produit avant moi et autour de moi, je réécris, je recompose, je réfléchis, mais je suis bien incapable d’inventer des mondes ou de façonner des personnages crédibles. Cela a toujours créé une distance entre moi et Jo, pourtant égérie de toutes les petites filles qui veulent écrire. Cela crée aujourd’hui une filiation entre moi et Amy, qui s’aperçoit qu’elle n’a de talent que pour l’interprétation et la reproduction d’oeuvres et de vrai qui existe, pour l’adaptation aux circonstances.
(Sur ce sujet, la conversation entre Björk et Maggie Nelson dont je parlais dans ma dernière lettre est très émouvante : Nelson écrit à Björk
I am less sure that I ever had as much alchemical propensity as you seem to have – it seems to me that you likely have more transformational skills, more alchemical ability, than I ever managed. Often I’ve felt that all I had to offer in this arena is a certain re-rendering of the unhostable with added clarity. Maybe clarity performs its own version of alchemy, I’m not sure.


Je suis très curieuse de vos avis sur le film et le livre, aussi, si vous l’avez vu ou lu, n’hésitez pas à répondre à ce message avec ce qu’ils vous ont inspiré !