Perspective(s)
En ce moment, la vie est une fête dont nous sommes les piñatas1. Voici quand même une petite remise en jambes… dans d’autres temps et d’autres lieux.
Des images
Ça commence avec une petite séance de gymnastique idéologique, la « bataille de la machine à laver » (quand l’URSS et les US s’affrontaient sur les progrès ménagers) : d’abord un numéro de Soviet Woman (1963) avec des photos de tracteurs labourant les champs et de travailleuses courageuses (dont la rhétorique en faveur du rural pourrait orner aujourd’hui les plus belles pages de Regain). Le catalogue du design soviétique établi par Phaidon décrit à merveille l’absorption de l’inspiration occidentale via un bureau d’études à qui est déposés à chaque retour de voyage diplomatique le dernier cri de l’électroménager. Les manuels de cuisine aux photos en couleur présentent, sur le modèle des livres de chefs, des produits dont la ménagère moyenne ne peut que rêver (avec, dans les marges, des encarts sur les espèces de poissons dans les eaux soviétiques). Je me perds avec plaisir dans le rêve soviétique, les portraits de solides girl boss-manager-de-ferme-collective, mais aussi les grandes bouteilles de verre où on peut tirer jus de fruits et jus de légumes dans les Gastronom, le verre pliable avec lequel on va au restaurant collectif ou à la fontaine publique, ces congrès où les diplomates s’asseyent sur du carton plié, ces usines de lampes qui se débrouillent avec les pièces de l’usine de bouilloires voisine. Ursula Le Guin se fait l’écho d’initiatives semblables dans les villes des années 70 avec des distributeurs collectifs…de pickles. Le magazine Soviet Life relaie aux Etats-Unis ces tentatives de prospérité affichée, sur un ton plein de gravité qui surprend au milieu des photos couleurs. Ce qui fait encore rêver dans ce vieux rêve dont on connaît toutes les limites, c’est cette impression d’un espace partagé, vécu et meublé ensemble, où l’intimité ne se limite pas à la maison. J’ai commencé, dans le même esprit, l’essai de Kristen Ghodsee au titre formidable et provocant : Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le communisme. Evidemment, tout ceci est affaire d’image et pas nécessairement de réalités. Mais la vie matérielle qui nous intéresse ici tient aussi à cette distance perpétuelle entre les promesses qui nous font agir et leur concrétisation.
Je les fais contraster avec les archives délicieuses des cinq premières années de publication de ELLE. Une exploration des moeurs d’une certaine époque et d’un certain milieu, pleine de pépites comiques. Et aussi un trésor de trouvailles graphiques et de conseils cinglants de Marcelle Ségal, préposée au courrier du coeur.
le wired de l’époque :
On y trouve aussi beaucoup de recommandations sur l’électroménager : tout semble à apprendre et à refaire, et des vêtements à la coiffure en passant par la cuisine, tout commence par un coup de ciseau pour devenir “une vraie femme du milieu-du-siècle”. Beaucoup d’articles célèbrent le nouvel ordre de l’électroménager, ce qui me fait penser à ce travail de Shannon Mattern sur les bips de la cuisine et le bruit du Tupperware : le “burping seal” qui permet le petit bruit d’expulsion d’air qui certifie que jusque-là, le tupperware était parfaitement fermé. Les sacs de chips aussi doivent “crier” et craquer pour qu’on croie au croustillant de leur contenant (sauf les Doritos pour femmes, étudiés pour faire moins de bruit et de saletés). Même les bruits de la cuisine sont “programmés” pour la fâme.
Assez bien
Une femme du début de ce siècle peut être encore tenaillée par cette question : comment être assez ? Une lettre récente de Heather Havrilesky (“Ask Polly”) m’a touchée en plein coeur avec ces quelques mots dont j’avais bien besoin :
Believing that a good life is a constant upward trajectory, like a rocket ship to the stars, isn’t good for you. It’s unrealistic. It leeches the joy out of your life to think that way. Because that’s not how life works. Life is full of stops and starts. You’re young some years, then old, then young again. You learn and you’re brilliant and then you slow down and feel dumb sometimes.
Cette réflexion rejoint de façon un peu cavalière une obsession qui me tient en ce moment où j’ai un peu le bourdon. Comment arriver à se contenter de ce qui est là ? Comment décider que c’est assez, “good enough”, comme l’écrit Winnicott à propos des parents ? Sur cette question particulière, Fanny Britt, écrivaine québécoise, écrit dans Les Retranchées, qu’en matière de famille : “Y a pas de bons choix, y a pas de mauvais choix. Y a des choix, et il faut les assumer.”
Un article vraiment intéressant décrit le rapport actuel de la société au corps parfait sous ce slogan catchy : à la télé, dans les films, et en fait sur la plupart des écrans, “everybody is beautiful, nobody is horny”. Les corps sont plastiquement parfaits mais semblent considérés, non comme des lieux de plaisir, mais des pièces détachées dans lesquels nous investissons, sans les investir nous-mêmes. RS Benedict compare ces corps aux McMansions décrits par Kate Wagner, de gigantesques manoirs qui comportent toutes sortes d’éléments décoratifs absurdes, comme des patchworks photoshop. (des tourelles avec des colonnes coloniales, etc.)
The McMansion features exist to increase the house’s resale value, not to make it a good place to live. No thought is given to the labor needed to clean and maintain these spaces. The master bathroom includes intricate stone surfaces that can only be scrubbed with a toothbrush; the cathedral ceilings in the living room raise the heating and cooling costs to an exorbitant sum; the chandelier in the grand entryway dangles so high that no one can replace the bulbs in it, even with a stepladder.
Solitary exercise at the gym (used to have) a social, rather than moral, purpose. People worked out to look hot so they could attract other hot people and fuck them. Whatever the ethos behind it, the ultimate goal was pleasure. Not so today. Now, we are perfect islands of emotional self-reliance, and it is seen as embarrassing and co-dependent to want to be touched.
Eating disorders have steadily increased, though. We are still getting our bodies ready to fight The Enemy, and since we are at war with an abstract concept, the enemy is invisible and ethereal. To defeat it, our bodies must lose solidity as well.
L’article fait également le lien entre la Guerre Froide et l’obsession du fitness dans les années 80 : les corps rivalisent de muscles et de santé dans l’imagerie soviétique, les piscines est-allemandes, les films de l’époque et le patriotisme fitness de Jane Fonda.
Deux bons livres
J’ai commencé à lire Breasts and Eggs de Mieko Kawakami. Le style est sobre mais passe du réel à la fiction sans qu’on sente bien le sable se dérober d’abord : on comprend qu’on est dans le fantasme en se demandant à quel moment on y a sombré. Il alterne entre le monologue intérieur d’une femme et le journal intime de sa nièce adolescente, sans délimitation, mais sans qu’aucun de ces deux univers intimes ne rentrent en communication. Les trois femmes du récit, deux soeurs et une jeune fille, ensemble dans un petit appartement, sont totalement opaques les unes aux autres. La mère de la jeune fille veut se faire refaire les seins, comme une obsession que personne ne s’explique, pas même elle ; pourtant elle ne peut penser à rien d’autre. Une scène incroyable montre une mère et sa fille enfin rompre le silence entre elles en se cassant des oeufs sur la tête, qui se mélangent à la morve, aux larmes et au maquillage qui a coulé sur leurs visages. Je pense que j’y penserai longtemps ! Cela me pousse à me plonger dans Craft in the real world : rethinking fiction writing and workshopping, par Matthew Salesses. Il défend l’idée que la façon dont nous pensons la fiction est essentiellement occidentale. L’action et l’intrigue ne sont pas les principaux moteurs des oeuvres asiatiques, ce qui mène parfois à les dire lentes et ennuyeuses, parce qu’on méconnaît les traditions et buts qu’elles se donnent. Le livre de Kawakami en est une bonne illustration : entre les bains, les restaurants et le petit studio au gros coussin, il ne se “passe” rien.
Cliquez !
nos Etats ont de sélectifs (et organisés) trous de mémoires | la jolie série de la Wellcome Collection de Londres sur le thème de l’appartenance (“belonging”) | ce fabuleux screen test pour Dirty Dancing | un comic fabuleux | “aloneliness” : le manque de temps pour soi |
Beckett a écrit : “Il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer.” C’est le mot d’ordre sur lequel je nous laisse. Si cette lettre vous a plu, n’hésitez pas à la partager ! C’est comme cela qu’elle survit. Et si elle vous inspire un commentaire, répondez-y, je vous lirai avec plaisir. Merci de m’avoir lue jusqu’ici, et malgré ce hiatus !
Brooklyn 99.