logistique(s)**
C’est la rentrée de La vie matérielle !
Je suis heureuse de commencer la troisième année de cette lettre.
La nouveauté de cette rentrée sera
- une nouvelle fréquence, avec trois lettres par mois : une lettre de curation comme vous la connaissez (qui restera toujours gratuite), et deux synthèses approfondies sur les thèmes et les tendances qui intéressent cette lettre, comme, aujourd’hui, la logistique et ses pénuries.
- la possibilité de vous abonner : les lettres les plus longues demandant un travail fouillé et chronophage (le but étant d’y inclure des entretiens et des contenus originaux), je vous les propose sur abonnement. Les gains de cette lucrative opération soutiendront ma recherche indépendante et me donneront les moyens de l’approfondir : livres, revues spécialisées…
Si le rythme actuel de publication vous convient, rien ne change. Si vous avez envie de contenus plus longs et d’un peu plus de Vie Matérielle, cette nouvelle offre me permettra de le développer. Dans les deux cas, je vous remercie, vous qui continuez à me lire, à me répondre et à nourrir mes réflexions.
Logistiques
En lisière de Disney World, le promoteur Disney a construit une banlieue de maisons dorées, dont le décor reproduit l’univers de ses dessins animés. Ces résidences secondaires permettent à leurs occupants d’admirer les feux d’artifices du parc par leur fenêtre et de recevoir par coursier les achats faits au parc, une logistique invisible, presque “magique”. TikTok offre une nouvelle visibilité à ces Disney Houses, corporate presque malgré elles. Dans les cuisines de luxe, la tendance est à la réfrigération cachée, une débauche d’espace, de moyens et d’énergie. Mais les frigos cachés sont, comme les autres denrées, soumis à une forte pression de la demande, nettement supérieure à l’offre.
“Money doesn’t do it these days. You can’t pay more to get it faster because the product’s just not available.”
Mr. Bullard was recently tasked with hunting down a catering fridge for a client’s chef. “We could not find it anywhere,” he said. Eventually, he located a pre-owned model. The final price for the used refrigerator: $18,000. “You do,” he said, “what you must.”
La chaîne logistique mondiale est intensément perturbée depuis deux ans (ci-joint un tiktok intéressant sur la crise des containers1). Mais ce n’est pas seulement une question de transport. Les catastrophes (humaines et environnementales) s’enchaînent, et les ressources (en matériel comme en travailleurs) du commerce international se raréfient. Le variant delta affecte particulièrement les travailleurs en usine et en entrepôt. Certains travailleurs, qui cohabitent dans de très petits espaces, n’ont pas la possibilité financière de se mettre en quarantaine, et préfèrent rentrer dans leurs régions d’origine. Les mauvaises conditions de travail génèrent un durable déficit de main d’œuvre…
Tout cela n’empêche pas la demande d’exploser dans certains secteurs, notamment depuis l’immobilisation simultanée de millions de consommateurs.
Julia Samuel (psychotherapist and grief expert) doesn’t see what we’ve all gone through in the past 18 months as being so different from traditional grief. “I call it a collective grief,” she says, “grief for a way of life.”
- Treat Brain, ou pourquoi nous ne pouvons plus nous empêcher d’acheter frénétiquement, dans le Financial Times
La chaîne de sous-traitance peine autour de la crise des semi-conducteurs (qui permet l’intelligence artificielle dans les ordinateurs, l’électroménager, les voitures, etc.) Cela explique les retards de livraison des voitures neuves. (On s’arrache les voitures d’occasion et les vélos.) La demande explose, la distribution, la production, la logistique ne suivent pas. En France, les cycles Mercier devaient être relocalisés à Charleville-Mézières, mais l’opération semble finalement compromise. Actuellement, les industriels du vélo fonctionnent, comme les autres, en flux tendu, avec des contrats de sous-traitance nombreux (par exemple, pour les systèmes de frein). Chaque pièce est sourcée dans des entreprises spécialisées, dispersées géographiquement. L’assemblage se fait dans des usines multi-marques (en Chine, à Taiwan, au Vietnam). Les vélos sont ensuite acheminés par la mer (ou par le rail, pour la Nouvelle route de la Soie) jusqu’à leur marchés. Sur ce chemin, beaucoup de blocages et d’interruptions sont donc possibles : la moindre pièce manquante peut immobiliser l’ensemble pour plusieurs semaines. Et, malgré l’augmentation de la production, il est impossible pour quelques usines très spécialisées de satisfaire la demande galopante. Les prix augmentent, tant pour refléter la raréfaction des produits que les prix explosifs des matières premières et du transport2.
When will it be easy to buy a bike again? Maybe 2023.
“Anyone who just drives by the shop and sees the normal world happening outside has no clue. It’s turmoil.”
“At this point, there’s just hundreds of names for every bike.”
Ce n’est pas seulement un problème de relocalisation : les Américains ont du mal à acheter du lait ou du jus d’orange locaux (distribués dans des bouteilles en plastique). L’ouragan Ida a perturbé la capacité de production de la pétrochimie locale, déjà éprouvée par l’hiver dernier au Texas. Encre de photocopieuse, mousses de canapé comptent parmi les dérivés touchés. (Un Subreddit explore toutes les pénuries observées au niveau du consommateur aux Etats-Unis). La pénurie de matières premières se fait sentir dans tous les domaines, y compris les plus domestiques : rupture des stocks du chanvre, du bois, du verre, de l’oxygène liquide (par exemple utilisé pour traiter les eaux usées3).
Substituer ne suffit pas
Les matériaux de la mode m’intéressent, et ce podcast très dense et technique de l’IFM sur les matières éthiques (et/ou locales) m’a passionnée. On y apprend qu’en matière de sourcing dit “vertueux”, il n’existe pas de solution évidente. Certains développements de matériaux existent mais ne sont pas encore industrialisables (le critère du volume est déterminant). Le chanvre, qui pousse deux fois plus vite que le coton, deux fois plus sur une même parcelle, et tient 20 ans (contre 10 pour un beau coton). Malgré tout, la matière, utilisée à la fois par le secteur du textile (notamment du denim) et de la construction, est actuellement en pénurie. Les produits recyclés aussi font l’objet de conflits d’usage, par exemple pour les bouteilles de PET que se partagent péniblement l’industrie textile et celle de la bouteille d’eau. Les mélanges de matières rendent par ailleurs très complexes le recyclage des tissus.
La qualité du local n’est pas non plus forcément optimale : la qualité est affectée par le climat et le milieu dans lequel évoluent les moutons. Ainsi, la laine française, utilisée pour les bons matelas, est inférieure à la laine mérinos d’Australie, utilisée dans les vêtements de haute qualité. (Pour en savoir plus sur la laine française, écoutez Pascal Gautrand, spécialiste de la filière.) Le Pinatex est aussi un cas d’école : le cuir est vegan, exploite une technique ancienne locale aux Philippines, mais cela n’en fait pas pour autant une réussite d’éthique…
Les recettes de la fin d’un monde
La nourriture pourrait être bientôt concernée, en particulier au vu des sécheresses de cet été : les britanniques notent déjà plusieurs absences sur les rayonnages (le Royaume-Uni importe 80% de sa nourriture). Début septembre, le programme alléchant d’un festival anarchiste londonien relançait les dés sur l’autonomie alimentaire de Londres et la capacité de se nourrir pendant les crises financières, environnementales, personnelles. Dans ce cadre, Alexandra Deschamps-Sonsino s’interroge : dans quels livres de cuisines trouverons-nous notre compte lors de la fin du monde ?
Recréer des cercles vertueux devient aussi urgent que compliqué, car le retour à la normale n’est ni certain, ni vraiment désirable !
All this is visible to us now. Unlike the people living in the years before the first world war, we won’t be sandbagged by catastrophe. The 2020s will not be filled with surprises — except perhaps at the speed and intensity of the changes coming down. With its atmosphere of dread foreboding, our time more resembles the years preceding the second world war, when everyone lived with a sensation of helplessly sliding down a slippery slope and over a cliff.
- Kim Stanley Robinson, auteur d’ouvrages d’anticipation catastrophique, régulièrement rattrapé par la réalité
Le prix du container n’est pas le seul élément qui entre en jeu. S’y ajoutent des frais annexes (douanes, chargements, stationnement au port, frais de courtage…) dont certains augmentent au fil du temps d’immobilisation des produits.
Un article de Supply Chain Brain permet de suivre le trajet, éloquent, d’un container d’engrais de la Chine aux Etats-Unis.
En Floride, les autorités jouent sur la consommation en demandant aux populations de limiter leur consommation d’eau courante, puisqu’il est complexe de produire suffisamment d’eau propre avec seulement la moitié des stocks d’oxygène habituels. Mais cet effort collectif ne suffit pas : 75% de l’eau du réseau est mobilisée dans l’irrigation. https://www.clickorlando.com/news/local/2021/09/03/echoing-the-call-ouc-continues-to-ask-residents-to-conserve-water-for-oxygen-shortage/
** oui, il y a bien déjà eu une lettre appelée Logistique(s) l’an dernier. Que voulez-vous, les titres ne sont pas mon fort.