C’est la rentrée sur La vie matérielle, et, après un été de silence et de lectures, cette lettre inaugure un nouveau cycle sur le confort de nos maisons et sur tout ce qui le permet.
Et le sujet est d’importance. Cet été a remis en cause notre conception de l’avenir et de ce à quoi nous avions droit. Le secteur de l’énergie, sous tension, est désormais sur le devant de la scène, et nous nous préparons à un hiver sans doute difficile sur le plan du confort intérieur, au point que le Nouvel Obs rappelle qu’au début du XXe, 15°C était la température jugée idéale en intérieur…
Dans L’Invention du Confort (1994), Olivier Le Goff écrivait :
« Tout se passe en effet comme si le confort était devenu une préoccupation essentielle de notre époque moderne, une sorte de fièvre qui aurait gagné le moindre interstice de notre vie quotidienne, une quête de tous les instants devenue de plus en plus prenante. Nous vivons ainsi dans le monde du confort et de l’assurance, dans lequel le bonheur est consommable et le risque calculé, pour lequel l’abondance a peu à peu été instituée comme un droit. »
Et de citer Georges Perec dans Les choses (1965) :
« La vie, là, serait facile, serait simple. Toutes les obligations, tous les problèmes qu’impliquent la vie matérielle trouveraient une solution naturelle. Une femme de ménage serait là chaque matin. On viendrait livrer, chaque quinzaine, le vin, l’huile, le sucre. Il y aurait une cuisine vaste et claire, avec des carreaux bleus armoriés, trois assiettes de faïence décorées d’arabesques jaunes, à reflets métalliques, des placards partout, une belle table de bois blanc au centre, des tabourets, des bancs. Il serait agréable de venir s’y asseoir, chaque matin, après une douche, à peine habillé. Il y aurait sur la table un gros beurrier de grès, des pots de marmelade, du miel, des toasts, des pamplemousses coupés en deux. Il serait tôt. Ce serait le début d’une longue journée de mai (...) Le confort ambiant leur semblerait un fait acquis, une donnée initiale. »
Et la douceur, bordel ?
Le confort matériel de masse est une idée neuve en Europe. En anglais, on parle de creature comforts, soulignant l'importance de la satisfaction corporelle qui en résulte, et de la barrière que dresse le confort entre la dureté du monde et soi.
En 1971, Elle écrit avec agacement sur les femmes douces et, par extension, critique la douceur promise par la publicité à travers tous les objets consommables soudain à portée des budgets familiaux moyens.
“Dans le monde des choses, tout est doux (…) Tout s’interpose pour que l’agression du monde extérieur n’atteigne pas “peau douce” : produits protecteurs, laits de beauté anti-vaisselle, tapis, linges, doubles vitres, l’acier même fait patte de velours.”
“En un an, la France a dépensé des centaines de millions pour adoucir son corps et des centaines de millions pour adoucir son humeur. La douceur revient cher et se vend bien. Tout ce qui se consomme est doux : tissus, tapis, lessive, voitures, chauffages, robes…”
Un courrier des lectrices de 1974 renchérit : “L’année qui s’annonce nous permettra enfin d’aborder de vrais problèmes et de faire le point. La morale est en déroute devant le confort.” La même année, le magazine lance une grande enquête sur la consommation, qui rend compte des premiers obstacles qui naissent en même temps qu’elle se répand. Bien rares sont les Français capables d’envisager de revenir en arrière, alors même que le confort intérieur généralisé remonte à moins d’une décennie. Seuls 35% des interrogés déclarent voir favorablement de possibles réductions de chauffage :
Normal, note le sociologue : pour se plaindre de la société de consommation, il faut en avoir d’abord goûté suffisamment les attraits pour en mesurer aussi les inconvénients. Et à l’époque, ce n’est pas le cas de la majorité de la population française, loin s’en faut :
En France, en 1960, 38% des logements n’avaient pas l’eau courante, 73% n’avaient pas de WC intérieurs, et 90% pas de salle de bain.
Micheline Presle, dans “Les Saintes Chéries”, en 1965, vit dans un appartement avec baignoire mais se rince les cheveux dans l’évier. On comprend mieux pourquoi quand on apprend qu’en 1969, si 95% des foyers reçoivent l’eau courante froide, seuls la moitié disposent d’eau chaude…
En 1970, la “salle d’eau” intérieure et sa robinetterie s’est répandue dans 56% des habitations1, contre 90% en Suisse, en Suède et même…. en Angleterre (!). Peut-être est-ce de cette époque que les Français tiennent leur réputation tenace de saleté et de puanteur, notamment auprès des Américains bien mieux équipés.
Les résultats que donneraient aujourd’hui pareil sondage peuvent s’imaginer aisément au vu de la tension ambiante sur les réseaux sociaux depuis l’émergence dans le discours politique des mots “rationnement”, “fin de l’abondance”, “coupures d’électricité” qui donnent le sentiment d’un changement d’époque ni anticipé ni désiré par une génération qui, hormis au camping, connait mal l’austérité et n’a à lui associer que peu de représentations positives. Un travail sur l’imaginaire qui reste à faire.
La vie matérielle…sur Mars
Loin du camping, les “toilettes martiennes” imaginées par Duravit ne seront pas visuellement perturbantes. Pourquoi changer un système si confortable (et si consommateur en ressources d’eau potable ?) Ces cabinets utiliseraient la neige que l’on trouve sur Mars pour la douchette nettoyante et la chasse d’eau. La gravité fonctionne sur Mars, mais pas les toilettes sèches - ni le papier toilette, produit d’import terrestre, donc d’un luxe inabordable. Le sanibroyeur, qui consomme trop d’énergie, est également hors de propos.
"Aller sur Mars nous donne l’opportunité de déterminer de quoi nous avons besoin et ce que nous chérissons vraiment dans nos modes de vie" selon Wülker, un des architectes en charge du projet de maison sur Mars. Le confort du siège de porcelaine semble encore être un must, et l’architecture intérieure des années 70, une inspiration essentielle. Les années 60 regardaient en avant, nous regardons en arrière pour nous réinventer.
(mais Bardot raconte dans Elle qu’elle se lave les cheveux seulement une fois par mois)
c’est fou comme la remise en perspective de ‘normes’ fait du bien. ou quand le monde redecouvre que ‘normal’ veut dire tellement de choses a la fois, differentes, changeantes. merci pour cet article 🙏