déchets et cahiers
Cette semaine j’ai lu un article de Slate que je n’ai pas vraiment aimé sur les cahiers (intimes) et le sens qu’ils peuvent revêtir dans la construction de soi. Dans la pratique, et c’est aussi ce que prouve l’article qui cherche à redéfinir, à travers l’amour de la papeterie, une forme de virilité sensible, le cahier est rarement tout à fait intime : il sert souvent à une mise en scène. C’est un lieu de composition et de recomposition. Je colle des textes et images pour dégager un sens dans la juxtaposition, créer du sens en liant les choses. Je réécris une situation.
Nombreuses sont celles qui se souviennent d’agendas barbouillés de messages, de cahiers échangés, de carnets dans lesquels on dessine pendant un goûter, de phrases méchantes et d’intrigues autour de ce qu’on peut y lire, qui font de la papeterie un usage social et un espace semi-public. Mais garder ces vieux billets, pourquoi faire ? Tous les deux ans, je les déchire (un ami avait suggéré, il y a dix ans, que je les brûle) pour éviter d’être prise de nostalgie : on emmène toujours avec soi les mêmes images, et on les recompose toujours, sinon, elles ne vivent pas vraiment en nous.
Marguerite Duras écrit, dans le livre qui donne son titre à cette infolettre :
J'ai jeté, et j'ai regretté. On regrette toujours d'avoir jeté à un certain moment de la vie. Mais si on ne jette pas, si on ne se sépare pas, si on veut garder le temps, on peut passer sa vie à ranger, à archiver la vie. C'est souvent, que les femmes gardent les factures d'électricité et de gaz, pendant vingt ans, sans raison aucune que celle d'archiver le temps, d'archiver leurs mérites, le temps passé par elles, et dont il ne reste rien.
Déchirer, abîmer la jolie papeterie ne me bloque pas : c’est dans l’acte que l’archivage trouve sa valeur, pas dans sa conservation. Ça ne me dérange pas de ne pas finir, de ne pas me souvenir, de ne pas archiver. J’ai pensé aux cahiers de jeunes filles que lit Philippe Lejeune dans son enquête sur le récit personnel. Elles n’ont jamais l’air d’y être tout à fait seules, elles y attendent souvent quelqu’un : le confesseur, la mère, un mari. Le prouvent des points de colle qui suturent les abandons trop vifs qui brusquent finalement la pudeur de celle qui se confie sur les disputes de ses parents à une époque où c’est encore scandaleux. Les cahiers où on s’examine, on les faisait souvent lire chez les séminaristes comme chez les jeunes bourgeoises. La plupart des journaux de bord des artistes et auteurs sont écrits pour être largement lus et cités, comme on lisait les lettres dans les salons mondains comme si c’étaient des magazines. La construction intime de soi dans un cahier est récente et c’est loin d’être son seul usage ; on s’y dessine souvent aussi pour les autres. Il n’y a qu’à voir les gens qui dessinent ou écrivent dans les cafés : leur travail est stimulé par la présence des autres et par leur brouhaha (comme dans l’application Focusmate où on peut travailler grâce à la soft-touch, l’incitation discrète d’un inconnu qui travaille lui aussi de l’autre côté de l’écran).
En 1965, Nikki de Saint Phalle explique qu’elle va chercher dans les Monoprix les outils de son art, ce que le journaliste appelle “un travail de petite ménagère” qui aboutit pourtant à un délire déstructuré, un assemblage qui au lieu de ranger, bordélise, dynamite et détruit les beaux objets bien finis pour créer des monstres : des organismes anormaux. Ses collages refusent la stérilité des gants en caoutchouc et du figuratif :
“Un mec pourrait jamais faire ça (…) Je ne veux pas peindre des fleurs, je préfère faire des accouchements, parce que c’est là qu’est mon problème.”
Les grosses araignées de Louise Bourgeois, qui retissent leurs toiles quand on les a détruites, s’appuient sur la même recomposition perpétuelle : refaire du vivant avec ce qui est détruit, coudre sur les blessures qui cicatrisent.
Mierle Laderman Ukeles, qui a examiné les pratiques des éboueurs de New York et la façon dont ils repêchaient les icônes et les oeuvres d’art, ne peut qu’approuver : l’objet artistique fait partie d’un flux vivant dans lequel il repêche des éléments auxquels il donne de la valeur.
Marguerite Duras continue à parler des femmes qui jettent et celles qui ne savent pas jeter :
Il y a beaucoup de femmes qui ne résolvent pas le désordre, le problème de l'envahissement de la maison par ce qu'on appelle le désordre dans les familles. Ces femmes savent qu'elles n'arrivent pas à surmonter les difficultés incroyables que représente le rangement d'une maison. Mais de le savoir ou non, rien n'y fait. Ces femmes transportent le désordre d'une pièce, à l'autre de la maison, elles le déplacent ou elles le cachent dans des caves ou dans des pièces fermées, ou dans des malles, des armoires et elles créent comme ça, dans leur propre maison, des lieux cadenassés qu'elles ne peuvent plus ouvrir, même devant leur famille, sans encourir une indignité.
J’ai été émue par la lecture d’un article sur les héroïnes opaques de Sally Rooney, qui ne se comprennent pas elles-mêmes : frappées par un traumatisme dans l’enfance (comme d’ailleurs L.B et N.D.S.P), elles ne se sont construites qu’en réponse à autrui, sans pouvoir puiser de certitudes en elles-mêmes, attentives seulement à plaire.
One of the most significant lasting symptoms of childhood trauma is the lack of a quality referred to in the literature as ‘self-leadership’. If children grow up in violent homes or volatile situations, they learn from a very young age to be acutely attuned to the moods and needs of those around them, because they learn that certain moods and needs lead to episodes of violence whereas others do not. In survival mode, children become the puppet-masters—they seek to minimise violence, and to do so they develop a response to external events and stimuli so poignant that it overrides anything else.
Retreating to their internal worlds would mean abandoning the precision with which they analyse everything around them, and to do so would be to put themselves in danger.
Zadie Smith se penche aussi sur la distraction innée de l’écriture féminine, celle de Jane Austen, par exemple, qui écrivait sur le coin d’une table en épiant les bruits du parquet et de la porte pour tout faire disparaître au moindre signe de quelqu’un.
“I refuse to be bullied by the idea that you have to have mental peace to write. I definitely have no mental peace, but I have written despite that… It’s been from about the mid-1970s that we’ve had this phenomenon of women with children writing. There’s 2,000 years of that not being true, like literally never true. You can find four exceptions maybe, including AS Byatt. Really, it’s a revolution. The one thing I feel is really depressing is this idea that writing needs only this absolute concentration, months alone. That’s what men were telling their wives while they sat up there, and it might be true. But it’s a different kind of mind, a different kind of book. Dickens had 10 children. He wasn’t thinking about them. Nor was Tolstoy, for sure. They were writing all day long. Women are thinking about them. The writing is different.”
Tout cela fait écho à la pratique qu’évoque Geneviève Brisac :
"J’aime les histoires et les digressions, les histoires qu’on ajoute et qu’on incruste à l’intérieur d’autres histoires. La conversation est une vieille pratique culturelle, cette façon de jouer au ping-pong, de construire des hypothèses, des histoires et des théories qui sont un mélange de ce qu’on pense-ce que j’appelle les émotions de pensée- de ce qu’on partage et de ce qu’on vit. Avoir des amies et échanger avec elles est pour moi indissociable de la pensée. Je ne suis pas certaine de savoir penser toute seule."
Décidément, je reviens toujours boire aux mêmes sources et aux mêmes textes : j’en parlais déjà ici. Peut-être qu’il y a, comme des écrivains sédentaires et des écrivains voyageurs, des cahiers-rochers où se stratifient les souvenirs et des cahiers-rivières, qui circulent mais éclaboussent toujours le même lit.