On a beaucoup détesté en silence notre canapé, un honnête FRIHETEN sur lequel avait été renversé du vin rouge, sur lequel plusieurs chiens stressés avaient laissé leur trace, toujours frottées, savonnées désespérément puis recouvertes d’une nouvelle housse. Les coussins ont été crevés par le chien quand il était petit, on les a rembourrés et rehoussés aussi. La housse s’enlève et se remet de moins en moins bien, on sent le pansement qui permet juste une transition : au fond, on n’aime plus vraiment ce canapé qui accomplit l’exploit de s’affaisser et de s’endurcir en même temps. Pourtant, comme on pense peut-être à partir, on le laisse là sans le remplacer. Le chien se cale dans l’angle pour attendre notre retour, il se réchauffe à tous ses coins ; le soir quelquefois on s’allonge dedans, chacun d’un côté de l’angle, pour regarder un film, le chien blotti au milieu ou contre le dossier. Ce sont des moments intimes, tendres et jamais nommés : ceux des gestes et des postures que permet un meuble, même un meuble un peu affaissé et un peu enlaidi. Dans les années 70, le canapé est devenu le centre des salons français petit à petit, parce qu’il permettait de nouvelles postures : si une banquette raide et un peu fifties symbolisait la raideur et la retenue de ceux qui recevaient avec du maintien, les nouveaux canapés ronds et design à la Paulin ou à l’italienne impliquaient qu’on consente à ses invités le droit de s’avachir et de s’enfoncer dans les assises moelleuses.
On s’est beaucoup moqué de Marie Kondo et de ses adieux aux objets : remercier l’objet dont vous vous séparez avant de le mettre au rebut, et puis quoi encore ? Pourtant, au moment de remplacer ce vieux canapé sur lequel plusieurs invités humains ont dormi (avant les offenses répétées des invités canins), sur lequel on dormait à Paris au début de notre amour dans un micro studio, avant qu’il devienne une pièce du mobilier d’un trois pièces plus bourgeois, j’éprouve un manque de rituel qui me laisse un peu bête et confuse. Confuse d’avoir la gorge serrée et même quelques larmes pour le vieux canapé mais surtout pour le passé qui semble sortir avec par la petite porte : le nouveau canapé est une petite banquette transitoire en attendant de savoir si on quittera l’appartement, le salon, les trois pièces. Impossible de s’y blottir de la même façon : il marquera la première étape vers une possible vie suivante, différente. Je n’ai pas hérité de meubles ou d’objets familiaux, ma décoration est donc essentiellement composée de meubles vendus en masse chez Ikea, Maisons du Monde et autres enseignes bien connues. Je n’ai pas de photos au mur ou sur un manteau de cheminée ; beaucoup de traditions familiales ne passent pas par mon salon. C’est peut-être ce qui, jusqu’à présent, m’a empêchée de percevoir l’imprégnation profonde de l’objet, cet autre patrimoine invisible de la maison : celui du geste.
Comment dit-on au revoir à ses meubles ? Comment retrouve-t-on des rituels après avoir sorti du champ ce qui les rendait possibles ? Autant de questions qui demain, quand on démontera le canapé, me tarauderont l’esprit - et vous permettront peut-être de goûter différemment le dossier sur lequel vous vous appuyez peut-être pour me lire.
J'ai dormi dessus. Je participe en pensée à l'adieu sans me moquer de MK et essaye de parcourir en pensée la liste de mes canapés...