"Rater sa vie, c'est déjà ça."
C’est le retour de cette lettre ! Tous mes voeux pour cette année 2022 qui a déjà eu le temps de partir dans tous les (mauvais) sens. Ce mois-ci sont remontées à la surface pour moi deux questions de temps : court de l’hédonisme, long de la vie et de la santé, qui se croisent et se recroisent dans toutes mes lectures.
Court terme : un nihilisme optimiste
Ce tweet illustre la tendance hédoniste de ce début d’année : à se voir promettre le déluge toutes les semaines, on finit par avoir envie d’un peu de plaisir en l’attendant. Le Boston Globe inaugure l’année par une invitation au “nihilisme optimiste”, Eater recommande d’utiliser votre beau service de vaisselle en porcelaine à chaque repas. Plus besoin de préserver les choses précieuses pour l’avenir si celui-ci menace de les engloutir. La scène finale apocalyptique de Don’t Look Up redore l’image de marque de la tarte aux pommes industrielle. Plus question de jeter l’opprobre sur le gâteau, le sucre néfaste ou les colorants.
Reviennent en puissance les plaisirs un peu dégoûtants que nous refusait l’hygiénisme - en vertu du mantra (vu sur Tiktok récemment) “Si New-York est vouée à sombrer sous les eaux dans dix ans, désolé, mais je vais reprendre la clope.” La pâtisserie décorée est le reflet de la conception des devoirs des hôtes à l’égard de ses invités et elle glisse clairement de son esthétique lisse à l’expression désinvolte d’un lâchage total des codes. En décembre, le New York Times mettait en avant plusieurs pâtissières à l’esthétique nouvelle : gâteaux verdâtres, couleurs fluorescentes, accumulation de strates texturées et renoncement total au minimalisme champêtre qui caractérisait jusque là les petites pièces montées couvertes de glaçage.
Ce qui distingue le plus ces nouvelles chefs pâtissières, c’est leur rejet total de la netteté qui définissait la pâtisserie américaine depuis l’arrivée avec les colons anglais des recettes françaises dans les années 1700. Ces gâteaux ont plutôt trait à l’esthétique d’enfance des millenials faite de slime Nickelodeon et d’éclairages au néon, de bracelets de cheville fluos et de colliers de coquillettes peintes. Dans ce sens, ils reflètent une sorte de postmodernisme coloré et synthétique typique des années 90, dont l’influence s’exerce aussi dans le design de meubles et de bijoux.
Inutile de préciser que, dans un passé récent, la couleur verte sur les gâteaux évoquait davantage le moisi que le charme discret du colorant alimentaire. Ce vert technicolor m’a immédiatement rappelé Swindled, de Bee Wilson, qui rappelle le difficile chemin vers la réglementation alimentaire. Dans l’Angleterre rapidement industrialisée du XIXe siècle, la chaîne de préparation des aliments et de sourcing de leurs ingrédients se complique et se perd. On a une idée d’à quoi les aliments devraient ressembler (le pain devrait être blanc pour être celui des bourgeois) et peu de scrupule concernant la façon d’y parvenir (on mélange donc de l’ammoniaque à la farine pour obtenir le pain blanc avec une farine de mauvaise qualité). Une belle illustration en est le scandale des bonbons empoisonnés vendus par un confiseur en 1858, suite à une confusion entre de l’arsenic et du plâtre. (21 victimes, mais pas de coupable désigné, sinon le hasard et la maladresse involontaire). La faim justifie les moyens. Dans le fast-food, autre plaisir coupable, après tout on n’est pas certain de ce qu’on se met sous la dent non plus. Giddens décrit l’attrait du fast-food comme un plaisir équivoque, entre sympathie et peur, certitude et risque. Le fast-food est à la fois technologie de pointe, nourriture du futur, méconnaissable et broyée, et lien primitif avec une bouillie familière et primitive que l’on dévore avec les doigts.
Long terme : “rater sa vie, c’est déjà ça”
L’évolution de la pâtisserie vers une forme de défonce raffinée et colorée illustre aussi une nouvelle appréciation du décalé et du raté, dont l’esthétique accidentelle imprègne de plus en plus le geste créatif (ci-contre un article extrait d’une revue spécialisée dans le théâtre et les arts vivants) :
“À l’échelle individuelle, reconnaître que « rater sa vie, c’est déjà ça » serait aussi reconnaître que rater sa vie suppose d’abord de savoir se maintenir en vie d’une manière déterminée. Ce serait avoir appris, avec la perte possible de certains rêves et idéaux, avec la déconstruction de certaines idées reçues, que vivre à peu près comme on l’imaginait et à peu près comme on voudrait (…)
Une manière alternative, anticapitaliste et anticonformiste d’être, de comprendre et de créer. Le rater avec sa part de négativité et de pessimisme serait ainsi une manière plus créative, coopérative et surprenante d’être au monde.”
Rater sa vie, galérer, accepter le décalage entre ses attentes et la réalité, c’est déjà être encore là. Dans ces temps où émergent de plus en plus de conversations sur la maladie chronique, je suis tombée sur cet article, recommandée par un twitto, sur la peine de vivre des malades du cancer qui ont guéri. Comment renouer avec une vie qu’on sait désormais fragile, qu’on pensait déjà finie ? Comment s’occuper à nouveau d’un corps sur la longueur ? J’ai été profondément bouleversée par ce texte de la journaliste Caitlin Flanagan sur deux dents perdues, la seule affliction “normale” de ses vingt ans de cancer et de traitements. La perte de ces deux dents, processus ordinaire d’un corps qui vit encore, la choque profondément.
Ce que les gens ne comprennent pas, c’est que tous les traitements que j’ai subis ces vingt dernières années se sont, encore et encore, accumulés, accumulés, accumulés. Comme si chaque traitement était une tasse en porcelaine, et que chacune de ces tasses s’étaient entassées l’une après l’autre.
- The Things I Would Never do
Le problème du risque est que, si le plaisir qu’il procure est singulier, ses conséquences sont souvent partagées. Au moment où la vie reprend son cours apparemment ordinaire, un nouveau contrat social autour de ce risque doit être écrit. Reste à voir s’il inclura ou pas les plus vulnérables.
En attendant, vous reprendrez bien du gâteau.