Salut les copains ! Aujourd’hui, on va voter, joyeusement, à contrecœur ou pas du tout.
Personnellement, ces dernières semaines, j’ai eu tellement de mal à gérer l’actualité que j’ai opté pour une solution originale : la longue vue. J’ai acheté des magazines des années 50, 60, 70, 90 et j’ai plongé la tête la première dans le futur du passé. À ces époques de transformation, la France représentée par les magazines (en tout cas Elle, Réalités, et Actuel) se rêvait déjà autre, se projetait et hésitait entre un espoir de modernité et le regret de ses racines rurales, du manque de confort qui coûtait moins cher. Tout en gardant à l’esprit que cette image est forcément incomplète, partiale et idéalisée, certains personnages reviennent régulièrement : les “machines ménagères” achetées par crédit CETELEM, sur lesquelles ELLE fait de longs comparatifs entre machines à laver, lave-vaisselles et autres facilitateurs dont on calcule l’apport en heures gagnées pour vivre (“car la joie de vivre de la femme n’est pas au fond de ses casseroles.”)
“Le capital-appareil ainsi acquis (à crédit) va permettre de faire des économies. Aujourd’hui, on peut vivre tout de suite”
-Elle, 1952
La méfiance reste de mise, car les Français n’ont pas encore abandonné “l’idée de l’alternance des années grasses et des années maigres” (Réalités, 1952). Le pire ennemi pour le futur que l’on puisse imaginer, c’est la poussière, dont l’aspirateur a promis de nous libérer. Les années 60 accélèrent le mouvement : Maïme Arnodin fonde le premier bureau de tendances français (elle travaille avec les industriels du fil et leur confectionne des cahiers de tendances, j’y reviendrai dans une prochaine lettre). Elle raconte à la revue Réalités ses essayages chez un couturier français au début des années 60 : elle fait remarquer au vendeur que la rigidité des manches ne lui permettront pas de conduire. “Mais Madame, répond le vendeur d’un ton offusqué, nous ne vendons pas de vêtements de sport.” Impossible de sous-estimer l’influence des coupes et des tissus dans le maintien qu’ils permettent et dans l’évolution des moeurs. Les vêtements Courrèges traduisent le rêve spatial : les jeunes femmes à la mode sont bottées et casquées et l’uniforme est un imper en vinyle blanc.
Les années 70 sont celles qui m’intéressent et me touchent le plus. On y sent le rêve du futur, toujours plus fort et très giscard-punk, le déchirement entre les habitudes des parents et de l’enfance (la maison de campagne sans électricité, les vacances à Bénodet, la cuisine faite maison) et les possibilités modernes (l’avion, les soutiens-gorges transparents, la libération sexuelle, l’IVG). Les tissus et les coupes s’assouplissent et la soif de folklore devient mondiale : on s’habille aux couleurs andines et lapones, avec les fourrures de la Sibérie. Les tissus synthétiques se répandent mais deviennent plus chers ; la tentation est grande de retourner dans le passé via les friperies pour retrouver la sensation de la soie, mais le passé récent, ce sont les années 30, et qu’est-ce que cela signifie de reporter les robes des années de guerre sans se confronter au passé de la collaboration ? Comment recycler cet autre temps dans le temps de maintenant ? Paco Rabanne propose une solution toute personnelle : la robe en papier, portable et jetable. Le rêve de tout jeter et recommencer hante la décennie, même si déjà plusieurs s’inquiètent de ne plus “vivre au rythme de (leur) sang.”
Le scuplteur César résume l’esprit de l’époque en 1976 :
Je ne fais pas de bijoux, mais des sculptures portables. Quelqu’un m’apporte un paquet de bijoux de famille, médaille de première communion, première bague, boucles d’oreilles, et moi j’en fais un petit pâté. Je mets le tout dans une matrice, je mélange, je presse et je regarde. À la fin, il n’y a plus qu’un peu de noir, d’or et de gris, sur une surface plane. Un nouveau rapport densité-quantité. Une métamorphose.
L’évolution rapide des mœurs se traduit aussi par cette imprégnation commerciale de la vie privée, à travers les consignes de nettoyage, puis de sexualité transmises (prescrites) par les magazines : la définition de la femme adaptée à son temps évolue drastiquement en trente ans, mais elle se définit avant tout par son usage de l’électroménager et de sa propre sexualité. Même le magazine F, aux visées ouvertement féministes, ne se départit pas de ce modèle de consommation libératrice. Le confort a été si long à venir, et la prospérité n’empêche pas la dureté des rapports conjugaux ou familiaux.
Les angoisses écologiques, économiques et politiques sont encore reconnaissables aujourd’hui, et bourdonne comme une angoisse sourde tout au long de ce rapide processus de modernisation qui met le confort à portée de bouton mais dilue le confort des certitudes morales et spirituelles bien installées des siècles passés. ELLE décrit en 1966 la ligne de partage des eaux entre les forces partisanes de l’ordre (plutôt à droite) et celles partisanes du mouvement (plutôt à gauche). En 2013, Frédéric Lordon parlait, pour définir la binarité politique française, de cadre : la gauche voudrait changer le cadre, la droite, le préserver. À l’heure où les pénuries futures et les désordres climatiques nous guettent, la solution est tout sauf simple, mais elle me semble mériter qu’on s’arrête sur ces dernières décennies, leurs transformations et leurs errements, ce que je m’appliquerai à faire dans mes prochaines lettres de ce mois-ci.
Bon dimanche et merci de m’avoir lue !
Jolie lettre, belle idée la longue vue...