“Economisez autant d’argent que possible, évitez de tomber malades”, conseillait candidement Ford aux Américains confrontés à une vague d’inflation.
Le gouvernement actuel, avec ses polaires et ses coupures de cumulus, n’a décidément rien inventé.
L’énergie, “source de vie intelligente”
Dans les années 70, la France tente de développer le nucléaire en France. Pas de chance, dans le même temps, les “pays” (le Larzac, la Bretagne, l’Occitanie) se rebiffent contre les plans d’extension de la puissance publique et technique, avec des succès divers. La CGT sillonne les régions françaises dans des camions bardés de slogans en langue régionale, pour “vivre et travailler au pays”. Les résidences secondaires se multiplient et l’Occitanie dénonce sa “colonisation intérieure”. Les Bretonnes, à Plogoff, rejettent massivement l’implantation du nucléaire et tiennent tête au préfet et aux CRS envoyés pour mater la révolte. Elles auront finalement gain de cause.
Pourtant, seize ans plus tôt, la Bretagne avait été une terre d’adoption du progrès technique, avec, en 1962, l’installation du radôme de télécommunication satellite à Pleumeur-Bodou, l’occasion de confronter deux visions du monde encore en tiraillement.
“À Pleumeur-Bodou, les mondes ancien et moderne ne semblent nullement s’affronter : ils fusionnent. Comme si, dans le creuset breton, l’apprenti sorcier avait enfin trouvé la recette pour dominer ses techniques.”
“C’est une révolution. Les Bretons l’accomplissent paisiblement. Sans regrets superflus. Leur bonne volonté d’adaptation est aussi générale que bienveillante leur attitude de non blasés envers leur essor industriel. Mais ils n’en sont pas pour autant éblouis.”
ELLE affirmait même qu’elle pénétrait “dans le XIXe siècle” en allant rencontrer un pittoresque paysan… dans sa maison encore sans eau ni électricité, en rapportant son discours en patois comme celui d’un Pygmée dans un récit colonial à grand renfort d’apostrophes.
En 1976, douze ans plus tard, à l’occasion de la diffusion du film Le Jour le plus long, panique dans la salle de contrôle EDF : trop de téléspectateurs, les centrales de service bretonnes sont dépassées. Plus de son, plus d’images sur les écrans bretons. S’ensuit une réflexion intense côté EDF sur la redistribution de l’électricité entre territoires… et nombres de chroniques sur le fait que finalement, sans télévision, on vit bien aussi.
Les pouvoirs publics s’appuient aussi sur cet incident pour promouvoir leur programme nucléaire. Le charbon et le fioul fournissent encore la majorité de l’électricité française de l’époque. L’incapacité de stocker l’électricité et de prévoir la consommation française entraînent de potentielles coupures d’électricité dans les foyers de mieux en mieux équipés en électroménager.
Le gouvernement voudrait bien que la hausse des tarifs incite les Français à faire plus attention au courant qu’ils gaspillent. En réalité, ils ne se font guère d’illusions : même les augmentations successives des prix de l’essence n’ont pas empêché les automobilistes de rouler autant qu’autrefois.
Depuis l’an dernier EDF n’a plus le droit de faire de publicité et un sérieux coup d’arrêt vient d’être donné au développement du chauffage électrique qui équipe, en 1977, plus de 160 000 appartements et pavillons neufs. “C’est beaucoup trop”.
Ne vous faites pas d’illusions, les économies d’énergie et la hausse des prix de l’électricité sont deux aspects d’une même politique qui sera de plus en plus sévère. Alors, autant vous mettre dès maintenant à tricoter de bons gros pulls bien chauds pour l’hiver. D’ailleurs ils sont à la mode.
-Alain Wieder, “Le kilowatt-or”, dans le Elle du 12 juin 1978
Et pourtant, comment blâmer une population à qui on n’a cessé de seriner au cours de la décennie précédente, que l’électricité est “source de vie intelligente” ?
La malédiction du pull tricoté
En Alsace, timidement, s’exprimeront bien quelques regrets après l’implantation de la centrale :
Quand on a annoncé qu’il y aurait une centrale à Fessenheim, les gens se sont dit que ça devait être bien, puisque le pouvoir central l’avait décidé. C’est une sorte de candeur, d’immense confiance dans l’honnêteté de leurs élus. Finalement, l’EDF a rudement bien choisi la région, comme si elle savait qu’ici les gens sont timides.
ELLE à Fessenheim, été 1977
Pourtant, l’écriture était sur le mur (the writing was on the wall)1 : en février 1975, le Professeur Mollo Mollo (en fait Philippe Lebreton, ingénieur et pionnier de l’écologie politique en France) expliquait déjà au lectorat de ELLE que “le kilowatt-heure n’est pas la meilleure unité de mesure du bonheur humain” (facile à dire quand ce n’est pas vous qui faites les lessives et la vaisselle…) et qu’il est “encore temps d’apprendre à consommer.” En 78, on parle aussi de bon sens et de raisonnable usage mais c’est un argument économique et plus écologique qui est mis en avant.
Aujourd’hui, quand France 2 diffuse un segment sur la préparation, en Autriche, à l’éventualité d’un “black out”, une coupure d’électricité généralisée, certains crient au “narratif mortifère”. Personnellement, je crois qu’il vaut mieux prévenir que courir partout affolé en cherchant à tâtons des bougies chauffe plat, mais c’est peut-être mon anxiété qui parle ? La culture française n’aime pas parler de préparation aux risques, comme si c’était les inviter que les mentionner2. Ou alors, seulement dans des romans d’anticipation.
Mais il y a aussi quelque chose de très frustrant dans l’impression que ce confort est une exigence d’enfants gâtés, alors qu’il nous a été vendu. Au fil du XXe siècle, des campagnes de publicité ont tissé des relations culturelles et émotionnelles avec ces sources d’énergie, en promettant une meilleure santé des enfants, plus de culture dans nos foyers, en promettant de prendre soin de nous en tant que bons consommateurs. Après des décennies de ce discours infantilisant, comment s’étonner de voir certains réagir avec panique devant la menace de privations non consenties (même si elles font partie d’une nécessaire remise en question écologique globale) ?
En tout cas, au vu de la sélection heattech d’Uniqlo, le message de 1978 a été reçu : baisser le chauffage et miser sur le pullover. Attention toutefois à la malédiction du tricot (sweater curse) :
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une de mes expressions préférées en anglais qui signifie que tous les signes du déclin à venir sont déjà clairement profilés dans le présent
(Au Japon, par exemple, on trouve pourtant des objets qui rendent un peu moins effrayants les risques du monde : du bandana kumamoto comportant la check-list des produits à avoir en cas de catastrophe à la petite banane qui contient tout le kit de survie)
Merci pour tes lettres, elles sont vraiment super