Cette semaine je continue à réfléchir au mou, à ses implications. Je trouve que, dans les magazines de décoration, tout se décline sous des formes qui semblent dessinées à la main levée, des courbes légèrement indécises, des canapés profonds et mousseux. Le mou, en anglais, se dit comme le doux : soft. Il est ce qui n'a pas de cohérence, de solidité, de constance : spineless, dépourvu de colonne vertébrale. Pourtant, le doux et le mou n'impliquent pas le fatalisme : on peut aussi y lire une forme de résistance des chairs molles face à la rudesse des temps.
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L'inspiration
Le livre du moment sur le mou. L'autre livre sur le mou. L'éponge de Francis Ponge. Les années molles. Les canapés boudins où on peut s'avachir. Mon jogging heat tech. Les pieds des meubles garnis de feutres par les victoriens. La Koukoulina ou glace à rien.
Le mou : délice de la détente
Dans les magazines de décoration, on voit de plus en plus d'assiettes à l'aspect mou, avec des bords comme pliés : de la céramique qui ressemble à du carton ramolli par trop de mayonnaise. Les canapés s'affaissent comme des boudins, avec des points de mousse partout. L'influence des années 70 se fait sentir, ainsi que l'attrait pour l'organique : les lampes se font blobs, les fauteuils moutons, les coussins nuages. On n'a pas l'audace de renouer avec le futon ou le fauteuil en plastique de l'époque, mais le textile gagne définitivement du terrain. On y voit la trace de la main, qui justifie des prix de plus en plus enlevés. Contrairement aux apparences, le rond n'est pas le moins solide : la courbe diffuse la pression sur l'objet et ce faisant, la neutralise. Une leçon par les temps qui courent.
À l'époque de l'introduction de l'électricité, on habillait les meubles de tissu. Le textile et le mou rassurent en camouflant les objets techniques et les contraintes matérielles qui les définissent. Un vieux réflexe de réconfort on ne peut plus naturel.
Illustration de cette tendance, le canapé des Bouroullec, le Ploum. Le meuble, voulu légèrement asymétrique, favorise l'enfoncement des chairs dans le tissu du dossier. Les deux frères évoquent alors, plus qu'un meuble, un nid, une attitude :
Nous voulions que le corps entier soit porté par la structure, un peu comme lorsqu'on se retrouve allongé dans des herbes hautes. Le Ploum vous enveloppe et en même temps vous donne une grande liberté de mouvement. C'est une forme libre dans laquelle on ne peut pas totalement maîtriser sa posture, ce qui envoie un grand signe de confiance aux autres.
Le textile sur les corps suit le même mouvement : même si les crop tops reviennent et redessinent la silhouette, la fluidité gagne du terrain, au moins dans les zones de télétravail. Géraldine Mosna-Savoye théorise sur le mou du jogging, qui s'avachit volontiers et ne marque pas la silhouette. En 2016, on pouvait encore lire un acteur danois se plaindre de se voir refuser l'entrée dans les restaurants chics en jogging de marque (il y avait pris goût en incarnant Borges au cinéma). Mais l'époque a changé. Un couturier peut bien se plaindre, dans Magazine Magazine, que les femmes n'ont plus de maintien et ne savent plus "porter" les vêtements ; le refus des contraintes et des coutures qui grattent progresse en même temps que la reconnaissance des sensibilités individuelles. Même le Elle entreprend de longues descriptions lyriques du plaid ("LE PLAID, couverture luxueuse et rassurante nous sert de manteau d’intérieur. On peut même la ceinturer pour en faire un habit majestueusement enveloppant").
Déjà, dans les années 70, l'égérie Victoire, devenue styliste, décrivait son émancipation par le mou :
"Quand j'étais directrice chez Saint Laurent, il m'obligeait à venir engoncée dans des robes montantes, les poignets et le cou emprisonnés. Si je portais jupe plissée, bottes et pull over, il me disait : "Victoire, t'as l'air d'un boudin." Lorsque j'ai quitté Saint-Laurent, j'ai créé ce qu'il appelait la mode boudin".
N'en déplaise aux misogynes, nous sommes toutes #Modeboudin.
Le mou : débâcle ou souplesse ?
Dans un vieux numéro d'Actuel des années 80, j'ai découpé un paragraphe fascinant sur la Koukoulina, de la glace à rien sur laquelle on peut verser du coulis chocolat. Le mou et le creux s'y recoupent : on poursuit le goût dans la texture à défaut d'y retrouver l'authenticité qu'on cherchait. Le mou régressif est souvent sans goût précis, c'est la bouillie qu'on y recherche. Un spécialiste culinaire explique ce que satisfait le consommateur dans la nourriture hyper-transformée, méconnaissable, industrielle :
'“C'est la théorie du goût creux (comme pour la crème Montblanc ou les fromages emballés en tranches individuelles). Moins un aliment a de goût, plus vous en consommez. Vous en mangez jusqu'à ce que vous reconnaissiez un goût. Prenez le camembert industriel. Vous ne vous arrêtez d'en manger que lorsque vous êtes écoeurés par le sucre et la graisse longtemps masqués par un goût d'amidon. Vous avez vainement cherché à retrouver le goût de la vache normande.”
On se remplit du mou, mais avec du vide. Les contours mous des choses nous échappent. Si le surréalisme gagne aujourd'hui en cote sur le marché de l'art, si le maximalisme revient en décoration, c'est aussi pour répondre à la fluidité des contours du monde, dont les règles et les qualités nous échappent de plus en plus.
En 2016, In care of de l'école de design d'Eindhoven évoque la fluidité de l'homme sans qualités, perpétuellement adaptable, sans attributs fixes, que devrait émuler le designer. Au delà du réalisme, préconisait l'institution, tournons-nous vers le possibilisme : le potentiel recelé dans chaque chose, au delà de sa réalité plastique attendue. Si nous n'avons pas d'attributs, alors tout est encore possible, tout peut encore bouger.
Géraldine Mosna-Savoye évoque le débordement par la mollesse ; les moments mous sont des moments d'enfoncement et de déséquilibre, "des moments purs et gratuits". La mollesse, c'est l'incertitude et l'incernable : le mou ne rentre pas dans des contours ou des arêtes précises, il rejoint la fluidité de l'homme sans qualités.
En ces temps où l'on remet en question la rentabilité, je trouve facile de tacler les casaniers mous. Je leur trouve une certaine sagesse. Pourquoi stigmatiser le plaisir de la mollesse d'un canapé, même si ce n'est pas un Ligne Roset, de la douceur de draps, même s'ils ne sont pas de coton brossé, le confort, enfin, jusqu'ici réservé à une certaine classe ? La frugalité redeviendrait-elle à la mode en même temps en même temps que les possibilités de confort promises deviennent, de toute façon, limitées par le coût de la vie ?
Faire plier les contours du réel
Un bel exemple de surréalisme, exposé actuellement au Design Museum de Londres, pour inscrire de l'humain dans un univers très normé et rigoureux (ici, d'abord un manoir british, devenu école d'art et d'artisanat textile) :
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