La politesse des choses
Chez les mangeurs de poisson, on observe deux attitudes : les zoophages, qui aiment acheter le poisson entier pour le préparer et le manger, et les sarcophages, qui préfèrent se détacher de l’odeur ou l’aspect animal et achètent des filets et des poissons panés.
La réalité est pleine d’arêtes. La politesse des objets est de se plier à nos désirs en nous faisant cadeau de l’effort qu’elles coûtent. La maladresse humaine disparaît derrière la maîtrise de la matière. Les objets nous arrivent travaillés, arrondis, préparés. Dans La Politesse des choses, Ermine Erscher décrit la façon dont, avant que le confort devienne la valeur cardinale du vêtement et du meuble, c’était le contact avec le corps, la pratique et l’attention de leur propriétaire qui façonnaient l’objet et lui faisaient prendre la forme du corps qui le manipulait. Le bois ou le drap se patinent au contact de la peau. Coco Chanel portait ses chandails retournés afin que les coutures ne frottent pas sa peau. La stratégie est celle de l’apprivoisement. Par ce processus, les objets laissent sur nous leurs traces, et nous les modelons. C’est d’ailleurs ce qui donne à un objet transmis son aura et sa valeur : en nous des gestes revivent et subsistent.
Frictions
Dans le design numérique, les rugosités et obstacles de processus portent le joli nom de friction et désignent aussi bien le check-point du mot de passe oublié que la perte de connexion momentanée. La frustration est un puissant moteur de l’usage des services, mais cela a un revers, puisqu’on la refuse précisément dans les outils et applications qui doivent nous éviter l’effort. La friction laisse le temps de réfléchir et de rageusement refermer l’ordinateur sans avoir complété le parcours prévu. Elle permet aussi de créer des stratégies d’évitement ou de coping. L’humain est contradictoire et, s’il n’aime pas l’effort, il aime se raconter des histoires et ressentir la singularité de son expérience.
Si la création est un champ, les IA tiennent de la bétonnière. En raccourcissant le chemin du concept à la réalisation technique, elles permettent de matérialiser sa perspective, mais à quel prix ? Est-ce qu’on n’appauvrit pas nos paysages mentaux ? Si l’intelligence de la main et de la tâche ingrate a des enseignements, qu’est-ce qu’on rate en la court-circuitant ?
La technicité s’apprend via une socialisation qui consiste à faire le travail subalterne. Dans les bureaux, nombre de jeunes avocats par exemple accomplissent un travail peu passionnant et qui nécessite pas toujours beaucoup de compétences en droit mais qui leur permet d’exercer leurs connaissances et de saisir la pratique. Le problème, c’est que ce travail peu qualifié est en train et risque d’être en grande partie automatisé par les systèmes d’IA générative, avance Boyd.
La suppression des tâches à faible valeur ajoutée n’est pas systématiquement une bonne chose, rappelle Ferguson. “Le travail est composé d’une multitude de tâches et certaines, qui ne nécessitent pas beaucoup de concentration, agissent comme des bulles d’oxygène entre d’autres tâches plus intenses, qui, elles, augmentent la charge cognitive et la charge mentale.”
Hubert Guillaud sur le cycle d’intensification/déqualification lié à l’IA
Chat GPT n’a pas de traumas
La friction évoque la sensation désagréable d’un textile artificiel qui frotte l’entrejambe, le durillon sous le stylo, l’erreur de champ dans le tableur Excel : la matérialisation de l’impact de l’action sur le corps et sur le psychisme. L’expérience imprime sa trace sur le corps ou le souvenir, en matérialisant le passage du temps et de la tentative. La friction crée un lieu qui résiste à l’uniformisation, et la fiction, un chemin, un trou d’air. L’inconfort ou le trauma ne sont pas nécessaires à la fiction, mais ils font partie de la vie. Et les récits qui les intègrent permettent de les supporter. Si la série télé est une industrie extractive qui exploite les traumas (après le data-mining, le trauma-mining) et l’humour, une politesse du désespoir, est-il nécessaire de souffrir pour écrire ?
Espaces liminaux
De Reddit au podcast Choses sérieuses de la poétesse et essayiste Daphné B., le liminal fascine, à la fois prometteur et inquiet, en suspens. Daphné B. évoque la transparence des processus d’achat sur les sites marchands et le lieu où elle s’arrête, toujours au panier, espace liminal où s’entassent les désirs dans une limbe sans fond, sans que les produits prennent corps et sans aucune friction :
“Ces paniers là permettent de laisser nos désirs en suspens (…) Beaucoup de ces choses là, je ne les achète pas, mais j’ai quand même passé des heures à les tripoter numériquement, parce que, pour moi, c’est le processus qui est jouissif, la contemplation des biens.”
Daphné rapproche ce temps d’errance sur écran du moment fragile et indifférencié entre la chenille et le papillon. Dans la chrysalide, l’insecte devient de la bug soup, qui tient autant de la construction que de l’undoing, un procédé de décomposition de ce qui tenait en place l’identité.
Étudiante, ma stratégie de magasinage, guère originale, consistait à ne pas prendre de panier, pour n’acheter que ce que je pouvais porter sans sac. Cela fait peser beaucoup plus littéralement chaque décision d’achat (et donne une nouvelle appréciation pour les emballages). Les enquêtes récentes dans les magasins montrent que les Français reportent leurs achats alimentaires sur le discount. La marque a perdu en prestige au profit des expériences : plutôt un quotidien d’achats sans étiquette que le renoncement aux voyages qui donnent un horizon et un certain prestige.
Le plaisir sous plastique
On peut pourtant encore communier autour d’objets dérisoires et de plaisirs frappés d’un logo. Plusieurs marques de fast food (Popeyes, Dunkin Donuts, Taco Bell) capitalisent sur la tendresse du consommateur pour les emballages de ces expériences régressives et réconfortantes en nouant des partenariats avec Noah Verrier. Le choix du médium a quelque chose de cringe et d’émouvant, à cause du temps passé à peindre avec amour les reflets du plastique. Un plaisir esthétique tempéré d’un peu d’ironie permet de communier dans un plaisir légèrement coupable, franchement régressif et esthétisé. Un attachement qui résiste au cringe comme le plastique résiste à la détérioration.
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Vraiment excellent!
Bravo !
Je souligne ce que tu indiques : "La friction crée un lieu qui résiste à l’uniformisation, et la fiction, un chemin, un trou d’air."
La réalité est pleine de frictions mais toutes les frictions ne sont pas égales (plus ou moins fortes, plus ou moins bénéfiques à court, moyen et long terme...).