Fantômes de béton
Amandine Mohamed-Delaporte est artiste plasticienne. La route qui est son objet a été commencée dans les années 60 : l’autoroute urbaine sud de Nice. Soixante ans plus tard, le chantier, qui se termine cette année, semble s’étirer indéfiniment, entre retouches, rattachements et rafistolages.
“Ce qui est beau, dans cette voie, c’est que, comme elle arrive jusqu’au cinquième étage, tout le monde a la même vue sur la mer.”
Le projet urbain de l’époque mise sur la voiture, l’ouverture de la route à tous et la création de nouveaux lieux pour ceux qui rentraient à contrecœur de l’Algérie. Le tracé de la route forme une espèce de cicatrice à travers la ville, où elle serpente entre les bâtiments, comme un fleuve ; aérienne, elle monte jusqu’au cinquième étage de certains immeubles (une partie est fermée la nuit, pour les laisser dormir). Nice est encaissée entre la mer et les collines : on a choisi, pour préserver la nature alentour, de concentrer cet ouvrage “pas laid, mais envahissant” dans la ville elle-même, de miser sur la voiture et sur la route pour désengorger la ville. L’autoroute, pour le moment, se déverse dans une petite rue. Cet ouvrage raconte l’histoire d’une certaine idée de la Méditerranée, de Nice à Gênes (où l’A10 s’est effondrée en 2018). Soixante ans plus tard, ses toboggans démontables, qui n’étaient pas pensés pour durer, sont, en fait, toujours là. Le long de la route, les photos d’Amandine montrent une école privée et une école publique, des jardins et des parcs à chien collées en lisière de la route, avec une végétation luxuriante, notamment du lierre, qui surprend un peu. Comment les habitants du centre ville, avec leur vue sur la mer, ont-il accepté le tracé et ce nouveau bruit de fond, puisque leurs maisons et jardins étaient déjà là ? Que reste-t-il du grand projet, un demi-siècle après ?
Suivre l’ouvrage entraîne Amandine des archives départementales aux papiers de son grand-père, ingénieur sur la voie à la fin de sa carrière. Les grands-parents d’Amandine, arrivés en 1975 à Nice, se sont installés au dessus de la voie rapide. L’immeuble qu’elle visitait petite apparaît à la pliure de l’immense photo de la route accrochée au centre sur le mur de son atelier. Au dessus, encadré au milieu des photos, une feuille de calcul en papier brouillon bleue, sur laquelle l’ingénieur a griffonné : “Le problème, il est en moi.” Il a travaillé, comme des centaines d’ingénieurs de génie civil, sur une petite partie de la voie. C’est ce point de départ, le cahier de calcul du grand-père, qui déclenche le projet. Le patient travail de collecte de sa descendante mélange le technique et le biographique, le rêve social et son étonnante postérité, les photographies et les recettes de béton. Cet émouvant mur documentaire, qui mélange témoignages d’habitants, photos muettes de jardins, petites annonces immobilières, brouillon d’ingénieur, n’apparaîtra pas dans l’œuvre finale, dont le but ultime, c’est la forme. Avec quel matériau rendre les secousses, les sons sourds et les vibrations caractéristiques de la proximité de la voie, sa forme originale de rivière ?
Amandine photographie le béton de bois, le béton désactivé, qui dénude le gravillon et coupe le son ; les vitres anti-bruit, censées atténuer les sons du périphérique, limité à 70. Dans sa matériauthèque, on trouve à remuer des bétons mélangés à des petits morceaux d’huître, des cailloux, du simili-cuir, comme celui des classeurs d’époque ; des plexiglas de différentes épaisseurs ; des matériaux locaux du bassin méditerranéen, ancrés dans une succession d’époques, assemblés avec des recettes à chaque fois différentes. Le but du travail est un collage de points de vue, qui invite à tourner autour de la pièce pour en voir tous les différents aspects. Les encres ont déjà déteint sur les documents d’archives qui rappellent les expropriations d’immeuble par la ville, pour permettre le passage du tracé. Tout ce qui est papier se retrouve encore, mais la documentation numérique, composée sur les logiciels 3D des années 90 est devenue illisible. L’ingénieur qui a passé dix ans à transposer pour transmettre y a perdu son temps. Amandine collectionne les Rolodex, les objets de bureau de l’époque, les photos argentiques, en réfléchissant à leur conservation. Elle retrouve des planches contact, des maquettes, les archives d’entretien de la voie, les pupitres de commande de l’autoroute cachés sous les pins… Elle reproduit le geste technique que son grand-père faisait en mélangeant et testant des bétons domestiques, en pensant à ce qui reste
et ce qui disparaît.
Cette recherche n’apparaîtra pas lorsque la pièce sera exposée. La pièce finale sera une condensation qui évoquera l’énormité de l’ouvrage, sa dureté, sa présence dans la ville, et la légèreté de l’aérien, la porosité du béton attaqué par le bord de mer et ses craquelures possibles. La mise en scène de l’ouvrage bétonnée suggèrera sans la montrer cette genèse documentaire, belle mise en abîme de la route elle-même. Le mille-feuille de préoccupations, de bétons, de documentation technique, ne se verra pas. Mais c’est ce savoir-faire invisible de la construction qui intéresse précisément l’artiste : comment se construisent les formes ? à quelles fonctions répondent-elles ? comment se transmettent-elles ? et quoi ?
Mes onglets ouverts
Comment vivons-nous avec le passé ? Le village de Cam Re, au Viêtnam, a connu bien des occupations. Ses habitants vivent avec les fantômes cosmopolites des soldats qui y sont restés et font encore timidement tinter leurs gamelles de rationnement.
Quelle place laisse-t-on, dans les réflexions sur la ville, à la parole de ceux qui la construisent ? Une série de podcasts de LSD tente de déverrouiller la parole des acteurs de la construction et de comprendre le silence qui entoure leurs travaux.
Pourquoi certains des habitants tiennent-ils à reconstruire sur le lieu même d’une catastrophe naturelle qui a tout détruit ? “Les monuments rassurent, non parce qu’ils possèdent un pouvoir magique, mais parce qu’ils ont survécu aux temps et aux dangers. Ils démontrent ainsi qu’on peut s’opposer à l’inéluctabilité de ces derniers.”
Quel est le prix d’une vie perdue ? Pour indemniser les victimes collatérales du 11 septembre, les familles qui avaient perdu leur soutien financier ont pu réclamer que pèse dans le calcul le prix du ménage ou des réparations du toit qu’auraient effectué les disparus auprès de leurs proches. Des questions éthiques difficiles et insolubles, qui rapprochent le plus prosaïque du sacré et de l’insondable.
Dans la prochaine lettre abonnés de la Vie Matérielle, je creuse cette question des fantômes du passé. Pour lire cette exploration, abonnez-vous ci-dessous :
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Je prépare actuellement avec Fanny Maurel un petit évènement pour le mois prochain. Nous lèverons un peu le voile sur la façon dont nous préparons, concevons et écrivons nos lettres. Plus de détails à suivre !