créativité de masse, production en série
Cette semaine, je me questionne sur le geste humain dans les rouages de l’industriel.
Travail manuel, travail industriel
Je vois souvent au centre l’évocation de l’artisanat et la relocalisation des processus de production dans les discours écologistes. Pour moi, l’artisanat, c’est les 24 portraits d’Alain Cavalier qui la mettent au premier plan, et l’industrie, ce sont des processus automatisés, des auteurs remplaçables, des robots.
Ma copine aelle m’explique que, pourtant, la différence entre l’artisanat et l’industrie ne se joue pas sur la supervision par l’humain d’une machine. L’outil est encore bien ancré dans la main des centaines d’humains qui réalisent de la technologie de pointe. L'industrie s’appuie non seulement sur une échelle plus importante mais sur des processus normés et des attendus basés sur les spécifications d’un cahier des charges. Mais la main n’est pas détachée de ces processus, et l’imagination non plus. Parfois, seules les performances du produit fini sont définies: le processus de fabrication n’est pas toujours normalisé, ni la source de matériaux standardisée. Dans les aciéries, la composition de l’acier, issu du recyclage, n’est pas nécessairement pré-déterminée : elle s’adapte aux matériaux fournis par la ferraillerie. La spécification précise les performances voulues selon l’utilisation prévue: la résistance à la traction, les contraintes internes, le point de fusion, mais pas forcément la composition de l’acier résultant.
Le geste ouvrier est essentiel à la réalisation, et ce bien plus que les machines, dans certains processus. Les joints des aérofreins des avions de ligne sont ainsi faits main pièce par pièce, notamment par des ouvrières issues de la bonneterie et de la corsetterie. Pour les formes de la jointerie des parties mobiles de l’aile, il faut savoir former un tricot avec la courbure en trois dimensions, donc c’est du travail du textile façonné main dans un moule, et ça dépend énormément du coup de main de l’ouvrier qui doit bien maîtriser son tissu. En Corée, on peut voir des ateliers spécialisés dans la maintenance des valves de l’aéronautique utiliser des tours non programmables, voire à pédale, pour réaliser le profilage des pièces. Certains ouvriers profilent les pièces à l’œil et à la main levée : tant que le résultat est conforme à la spécification, il est le résultat attendu.
Dans une usine, le tout-machine est rentable pour des produits très précisément standardisés et conçus en masse. Pour un avion, la configuration est presque unique et tu en produis tellement peu que ça ne vaut pas le coup de concevoir une machinerie automatique.
Dans ses collaborations avec des designers de meubles, Ikea joue pour incorporer le plus possible à son processus de production de masse le geste artisanal et son dessin, qui joue avec/s’accommode de légers ratés ou de décalages (une ligne non droite, par exemple). Certains objets sont produits en masse, mais à la main (ainsi, la collection de lampes de Piet Ein Eek, tissée main au Viêtnam, et une chaise en pin réalisée en Pologne, où le designer a demandé aux ouvriers de ne pas retirer les défauts et irrégularités des planches utilisées, contrairement à leur habitude.)
Ce qui m’a le plus frappée, c’est ma naïveté quant aux nourritures industrielles, souvent réalisées à la main à partir d’éléments à assembler. Il y a un coup de main à acquérir, mais il permet de produire des pâtisseries strictement identiques. Même si on ne voit pas l’humain dans la réalisation lisse et standardisée, c’est un geste individuel qui reste le créateur indispensable de la réalisation en série.
“Nobody complains about their job more than Starbucks baristas”
En septembre, avant même la saison du Pumpkin Spice Latte, les baristas chez Starbucks affichaient une grande lassitude. Depuis la pandémie, le nombre de commandes en ligne a explosé, déréglé le rythme de la ligne de production en créant deux canaux de commande et ouvert la possibilité de customisations quasi infinies sur une quinzaine de produits. Tiktok utilise l’aspect spectaculaire de cette inventivité toute personnelle en proposant des mélanges toujours plus extraordinaires, repoussant les limites de la créativité et de l’humainement absorbable. Or, cette demande intense et exigeante se heurte parfois au principe de réalité. La boisson commandée n’a pas de réalité concrète dans le magasin où elle doit être conçue. L’application permet de commander des produits en rupture de stock ou indisponibles dans le lieu choisi pour récupérer la commande. Elle ne tient pas compte de la disponibilité des baristas sur site.
Enfin, elle déroge au principe de la boisson testée, approuvée et standardisée par le corporate. Sur le principe, solliciter la créativité du barista pour jouer sur les goûts tient compte de la compétence développée en matière d’interactions dans les goûts. Dans la pratique, en créant des cadences infernales, des entorses au système et en ramenant à un rôle de pure exécution le barista, ce système créatif pousse de plus en plus de baristas à se réunir en syndicats pour défendre leurs conditions de travail et leur métier.
Starbucks a basé son modèle sur la possibilité d’adapter à soi sa boisson, à travers un système savamment dosé de variations : ajout de crème, de sucre, de cannelle en magasin, choix du type de lait, taille du gobelet… Norah Ephron en vante fameusement les mérites dans un formidable placement de produit au cours du film You’ve got Mail :
Le mérite d'endroits comme Starbucks est de permettre aux gens indécis de prendre six décisions d’un seul coup simplement pour acheter un café. Court, grand, décaf, léger, noir, avec crème, sans crème, etc. Les personnes qui ne savent comment se définir peuvent, pour seulement 2,95 dollars, s’offrir non seulement une tasse de café, mais, une définition absolue d’eux-mêmes : grande ! décaf ! capuccino!
La nouvelle demande de customisation va un cran plus loin. Il est désormais possible de prendre le temps de définir la quantité d’une dizaine d’ingrédients pour paramétrer une boisson parfaitement sur mesure (plus de 170 000 possibilités d’après le site Starbucks).
Les baristas sont pris en étau entre les demandes “corporate” qui fournissent les sirops, les crèmes et des formules précises de boissons, étudiées pour la rentabilité et la compatibilité des différents ingrédients. Or le travail de barista est un travail d’assemblage. Certaines boissons sont “layered” (chaque élément constitue une couche distincte) et d’autres “shaken” (le coup de main du barista compte pour mélanger correctement les différents éléments de la boisson).
170 000 combinations ?
I’m surprised it’s that low. Type of flavor syrup, combined with amount of pumps, combined with type of milk, combined with amount of milk item, combined with other additions, also, virtually endless amounts of things that you can stack on top each other, like different flavors of syrup types of shots, etc. Then on top of all of that, what kind of coffee you want? I’d say it’s easily in the millions of combinations, but I don’t have all the information to do the math otherwise I’d figure it out.
Chaque marge de négociation que réclame le client, chaque personnalisation qui risque d’entraîner un mélange répugnant entre deux crèmes ou sirops (compatibilité de substance, de goût ou de phase, le liquide pouvant redescendre vers le fond dans le temps où la commande attend sur le comptoir que son destinataire arrive au magasin) crée un décalage entre l’attendu et le fourni.
Le travail d’assemblage est remis en question à la fois par les options offertes par le corporate et l’usage qui en est fait par les clients. Le modèle évolue plus vite que les modalités enseignées (et dépasse même parfois les lois de la physique). Le plus amusant est que ces assemblages “secrets” visent souvent à reproduire le goût d’autres créations industrielles (ainsi le Gummy Bear ou le Sour Patch Kid).
Just politely ask: ‘Hey, could I please have a Grande Mango Dragonfruit Lemonade with no dragon fruit inclusions, and a splash of peach juice, with Iced Passion Tango Tea layered on top?’
- Suggestion pour TikTok Sunset
Le r/Starbucks, qui réunit clients et baristas dans des discussions parfois très pointues autour des boissons servies, permet de mesurer la complexité du travail demandé. Pourtant, les how to order de TikTok développent une notion nouvelle : commander chez Starbucks n’est plus seulement une définition personnelle de son moi authentique, c’est avant tout un spectacle, une occasion de repousser les limites du système (en omettant au passage le travailleur qui va réaliser ladite création.) Les mêmes tendances surréalistes de la commande par Internet avaient déjà été explorées par Steven Mollaro en 2007 avec sa pizza-troll, qui jouait avec le configurateur de Domino’s pour retirer tous les ingrédients et commander une pâte ornée seulement de boulettes de viande (sur la partie gauche). Les corporations de fast food sont là pour vous apporter ce que vous demandez, peut importe si c’est dégoûtant. Ainsi, la dernière mode chez Starbucks est au Puppuccino, un petit gobelet de crème fouettée offert par les baristas aux chiens dont les maîtres le demandent.
Merci beaucoup de m’avoir lue cette fois encore ! Écrire cette lettre me prend en moyenne 3 heures de rédaction, et autant d'heures de recherche, d’infusion et d’explorations. Si vous souhaitez soutenir ce travail, vous pouvez me payer un café via Kofi ! Promis, je n’irai pas persécuter de baristas avec.
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Je suis en train de travailler sur plusieurs thèmes pour les prochaines lettres ; parmi ces derniers, le courrier du cœur, les animaux dans la maison, les chambres d’enfant qui deviennent des salles de sport, la tentative des années 70 de créer des "salons de bain”, et bien d’autres choses encore.