Cahier de lecture #1 : reliques, fil et linge sale
J’ai entendu quelqu’un dire :
“Avant, on oubliait par défaut. Ce qui veut dire qu’on pouvait aussi éditer ses souvenirs.”
La culture matérielle, c’est ce qui reste quand on a tout trié.
“Curieusement, alors que la stratégie moderne gommant les différences de lieux a presque effacé la notion de place forte […], subsiste celle étrange de sanctuaire ; on n’y révère pas obligatoirement quelque chose mais une présence s’y maintient, dernier stigmate d’un monde complètement rationalisé.” - Sur les reliques de Sainte Thérèse de Lisieux
Au tout début de cette lettre je tombe sur une vidéo de Lisa Eldridge qui présente l’étui à rouge à lèvres d’Audrey Hepburn (/Ferrer = A.F). Il contient le tube de couleur rose pâle, identifié par de minutieuses enquêtrices comme le Pink in the Afternoon de Revlon. Eldridge confie dormir quelques nuits avec l’étui sous son oreiller. Elle applique religieusement un coton tige sur le rose à lèvres durci pour transposer le fantôme de couleur sur ses lèvres.
L’étui en or fait partie d’un rentable inventaire de bijoux, valises et scripts qui ressemble à une panoplie de poupée-actrice, réduite au silence, figée dans sa joliesse délicate. Ce qui est toujours mieux, c’est vrai, que les enchères-rapport d’autopsie : la fille de Sylvia Plath et Ted Hugues a récemment revendu chez Sothebys les alliances du couple malheureux, leurs photos de famille, le rouleau à pâtisserie de la poétesse, ses recettes, et plusieurs lettres d’amour naïves. La fascination pour le mal-être de Plath et sa vie domestique à l’aura tragique aura été, pour ses proches, à la fois destructrice et extrêmement rentable. The Silent Woman, qui commente les différentes biographies de Sylvia Plath et la façon dont la légende et ses multiples biographes construisent une figure silencieuse et souffrante et emprisonnent Ted Hugues dans ses errements d’homme de 30 ans. Leur développement est figé à l’endroit précis de la mort de l’autrice. Leur linge sale et leur violence sont définitifs et continuent à les définir.
Le fétichisme de la relique qui s’est étendu des saintes aux femmes artistes a un peu trait aux relations parasociales que nous entretenons avec celles que nous regardons, que nous laissons rentrer sans qu’elles le sachent dans nos chambres, dans nos lits et dans nos moments de solitude au milieu de la nuit. Recréons-nous un matrimoine ou une étrange famille malsaine ?
La thématique de cette transmission lourde par les objets est têtue et quelques jours plus tard je tombe sur le (très excellent) numéro 15 des Cahiers de l’Ecole du Louvre, dirigé par Eva Belgherbi et Zoé Marty, sur le genre et la violence en histoire de l’art. Gina Pane couche sur un lit métallique sous lequel brûlent des bougies, et se contraint à ne pas fuir la chaleur pénible. Kate Millett et Ana Mendieta rejouent la brutalité de scènes de viol ou de claustration tirée de faits divers qui les ont bouleversées. Elles essaient de reconstituer et de visibiliser la violence transmise de femme en femme.
Au-delà de la mutilation sanglante, aux allures de stigmates christiques, des références explicites désignent également le sang menstruel – notamment sept cotons conservant une semaine de sang menstruel – qui prend valeur de relique. -
Leur travail fait des chambres, lieux de l’intime, du repos et du linge transmis, les lieux d’une mise en scène de la claustration, de la violence, des contrainte. En 1972, Frances Budden Phoenix brode sur un ex-voto orné de deux tampons suspendus Mary’s blood never failed me. Tracey Emin brode en 1995 sur les parois d’une tente igloo (Everyone I have Ever Slept With 1963-1995) les noms de toutes les personnes avec qui elle a partagé son lit depuis sa naissance : son frère, ses grossesses interrompues, les hommes avec qui elle a dormi. Jouissances et douleurs sont transmises avec ce trousseau tordu et tragique.
« Le parcours initiatique de la fille, de l’enfance à l’état marital, ne tient qu’à un fil rouge ; il suffit de le suivre : « marquette » de la jeune écolière, initiales brodées sur le trousseau de la future mariée, sous-vêtements souillés par les menstrues, draps tachés du sang de l’hymen puis du sang de la naissance. Le destin des filles se lit dans le marquage symbolique, physiologique et matériel du linge, ce linge qui détient ainsi la mémoire du corps féminin (…) Cette broderie (blanche) fine et décorative servant à broder le drap « de dessus » avait vocation à être vue, illustrant la pureté de la jeune brodeuse, tandis que la broderie rouge des « draps du dessous » rappelait à la femme sa condition d’être impur» - L’expression de la violence dans la broderie contemporaine. Suivre le fil rouge de l’histoire des femmes
À ce moment de mes lectures, j’ai posé le crayon pour discuter de son travail avec Tatiana Bailly, brodeuse et artiste textile :
“La broderie est mon medium : c’est la seule technique textile qui repose sur un tissu, une étoffe préexistante, c’est vraiment du dessin, avec du fil et du tissu comme avec un papier et un crayon. Alors qu’avec du textile, c’est toi qui crées la surface : on se rapproche du relief, de la texture, de la sculpture. Quand Tim Ingold compare broderie, écriture et tricot, il met des mots sur quelque chose que je n’arrivais pas à dire : quand tu écris, tu laisses une trace, quand tu brodes, c’est pareil. J'aime aussi l'utiliser pour aller au delà de cette trace, entre écriture sur étoffe et émancipation de cette dernière pour créer des espaces d'entre deux, qui semblent vivants / en évolution constante. Je me félicite par ailleurs souvent d’avoir choisi un medium léger, transportable, qui ne s’abîme pas…*”
“Pour ma performance “Et de nos liens”, j’ai utilisé, au sol un drap ancien récupéré chez une très vieille couturière, Rose Motola, chez qui j’avais fait un stage de couture il y a une dizaine d’années. Elle est aujourd’hui décédée. J’avais envie de faire revivre ses textiles, à ma manière. Les liens étaient faits du fil, et des ciseaux restaient disponibles pour les rompre à tout moment. Les femmes ont en quelque sorte supplanté le support / tissu, ce sont elles qui tirent les fils, qui maintenaient la structure et la faisaient évoluer. C’était un cercle très joyeux.”
Louise Bourgeois, à la fin de sa vie, brode ses oeuvres parce que, vieille femme nonagénaire, fille de tapissière-araignée, elle trouve le linge plus facile à manipuler que les lourds matériaux et les burins de sa jeunesse. “J’ai passé ma vie à faire des trous partout, avec une aiguille ou un burin.” Le lien entre broderie, écriture et mémoire s’incarne pleinement dans son Ode à L’oubli, un livre brodé à partir de ses vêtements et de son trousseau de jeune mariée, encore brodé à ses initiales LBG (Louise Bourgeois-Goldwater). Un acte ambivalent, puisque, dans le geste de découpage et de broderie, elle se souvient, mais en même temps, elle détruit le vêtement qui porte le souvenir. Son Ode à la Bièvre rend hommage à toutes les rivières qui ont rythmé sa vie, de la Bièvre de son enfance près des tapisseries à l’Hudson de New-York près de l’atelier où elle vivra jusqu’à sa mort. Sa fidélité à ce motif symbolise merveilleusement ce mouvement entre souvenir, reconstruction et réécriture, qui font le patient travail de la brodeuse.